Là aussi le récit est pris en charge par le docteur Kennedy, dont les commentaires, rappelant la voix de Marlow dans « Cœur de ténèbres » et Lord Jim, amplifient de façon prémonitoire, un peu à la façon d’un chœur de tragédie, la fatalité qui pèse sur les deux protagonistes. Le texte multiplie, parfois avec une insistance un peu pesante, les signes prémonitoires annonçant l’échec programmé de ce couple improbable et l’impossibilité pour eux d’échapper à leur destin. Ainsi, lorsque Yanko, dans sa fuite éperdue après son naufrage, se dirige vers la ferme de New Barns, tout est joué pour Kennedy : « À partir de ce moment, il est clairement pris au piège de son obscure et poignante destinée. » De même, une fois que Swaffer a décidé de donner une ferme à Yanko, Kennedy commente, sur un ton ambigu qui semble autant annoncer une catastrophe qu’un événement heureux : « Bien sûr, après cela, aucun pouvoir au monde ne pouvait les empêcher de se marier. » Et à mesure que le récit avance, les signes prémonitoires s’accumulent : ainsi, après la naissance de leur fils, « il me semble maintenant que le filet du destin avait déjà commencé à se resserrer sur lui ».
Comme souvent chez Conrad, la chronologie est largement disloquée et la stratégie du récit joue sur une dissociation narrative constante. Nous faisons la connaissance d’Amy longtemps après la mort de Yanko, et en même temps, Kennedy nous raconte la vie de la jeune femme avant que Yanko ait fait son entrée dans le récit, de sorte que la figure d’Amy est en quelque sorte écartelée entre un avant et un après, alors même que le lecteur ne sait encore rien sur l’épisode central de la tragédie. Le mystère et l’opacité d’Amy n’en sont que renforcés. De plus, ce que l’on apprend de la jeune femme avant sa rencontre avec Yanko ne peut que rendre peu vraisemblable tout lien entre ces deux êtres et l’on est parfois assez proche ici de certains effets de grotesque conradien : le défaut d’élocution de la jeune fille, sa passivité et même son inertie, son visage rouge « comme si l’on avait vigoureusement giflé ses joues plates », ses yeux globuleux et son regard myope, son absence de charme. Tout semble fait pour rendre incompréhensible la fixation amoureuse d’Amy sur Yanko et la narration du docteur Kennedy ne perd pas une occasion de souligner à quel point toute cette histoire reste une véritable énigme : « c’est là un mystère impénétrable. » Alors que Yanko est l’objet de multiples analyses et interprétations de la part de l’anthropologue amateur qu’est Kennedy, la jeune femme reste le grand mystère de l’histoire.
La critique a souvent noté un parallèle entre la figure d’Amy et celle de Félicité dans « Un cœur simple » de Flaubert (Trois contes, 1877), romancier que Conrad connaissait fort bien et admirait, et dont on retrouve souvent la trace dans son écriture7. Tout comme la
Félicité de Flaubert, Amy ne passe pas par les phases d’une véritable évolution, mais apparaît comme inscrite à l’avance, programmée pour ainsi dire, dans un cycle qui se déroule sans qu’elle en soit véritablement partie prenante. Toute explication psychologique est rejetée d’emblée et la fixation amoureuse de la jeune fille apparaît dès l’origine comme une fatalité contre laquelle elle est impuissante : « c’était l’amour comme l’entendaient les Anciens : une impulsion irrésistible et fatale – une possession ! Oui, elle était destinée à être hantée et possédée par un visage, par une présence, fatalement. » Comme les grandes héroïnes tragiques, elle n’évolue pas vraiment, mais bascule d’un état à un autre, d’une hantise à une autre, passant d’une existence prosaïque de servante de ferme à une passion amoureuse totale. Cette passion chez un être si peu fait pour l’accueillir reste une énigme, mais est en même temps l’un des traits les plus émouvants de ce récit si peu conforme aux grandes histoires d’amour. Lorsqu’on apprend qu’Amy est prête à épouser Yanko, aucune explication ne nous est donnée et la psychologie de la jeune fille, qui semble se résumer à « sa nature amorphe », reste hermétiquement fermée au lecteur : « Elle ne répondait rien. Elle ne disait absolument rien à personne et continuait son chemin comme si elle avait été sourde. » Elle passera ensuite, de façon tout aussi inexplicable, de cet amour humain à une terreur inhumaine, « un effroi ressemblant à l’inexplicable terreur d’une créature animale ». On la voit ainsi basculer de la hantise à la désappartenance, et ses yeux voilés, ses « yeux muets », semblent désormais ne plus voir la figure qui l’avait possédée. On n’en saura pas plus après la mort de Yanko, comme si un cycle s’était accompli et refermé : « son souvenir semble avoir disparu de l’esprit borné de la jeune femme comme une ombre s’efface sur un écran blanc. »
On a souvent reproché à Conrad d’être peu doué pour dépeindre les personnages féminins, souvent présentés sous des traits romantiques un peu convenus. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans la figure d’Amy, c’est que Conrad ne fait aucun effort pour expliquer la conduite de la jeune fille, dont nous voyons se dérouler l’étrange trajectoire sans jamais avoir accès à son intériorité. Certes Kennedy donne dès le début de la nouvelle une explication possible, mais qui, comme souvent chez Conrad, se dissout dans le vague d’une formule incantatoire un peu rhétorique : alors que, selon lui, l’« inertie » d’Amy aurait dû la protéger des transports amoureux, « elle eut assez d’imagination pour tomber amoureuse ». C’est dans cette capacité imaginative inattendue que Kennedy voit la source de la passion d’Amy : « il faut de l’imagination pour simplement se faire une idée de la beauté, et encore plus pour découvrir son idéal sous une forme inhabituelle. » Mais le terme reste bien vague et il est difficile pour le lecteur de le réconcilier avec ce qu’il sait de la jeune femme. Pourtant cette absence d’explication donne finalement à Amy davantage d’épaisseur énigmatique que les jeux interprétatifs de Kennedy. Le lecteur est ainsi partagé entre une lecture romantico-tragique du couple Yanko-Amy, qui est celle de Kennedy, et une approche plus réaliste, parfois presque clinique, parfois même confinant au grotesque, de ce couple impossible.
Cette opacité des êtres est souvent soulignée par une narration qui peut prendre, de façon déjà très moderne, une dimension quasi behaviouriste, ressemblant un peu au déroulement d’un film muet où l’on voit s’agiter des silhouettes sans avoir aucun contact avec l’intériorité et les motivations des protagonistes. On est alors bien loin des coups de sonde oraculaires que lance à intervalles réguliers la voix de Kennedy, mais plutôt en ce point hautement problématique que Jean-Yves Tadié a appelé « la rencontre de la volonté de savoir et de l’événement opaque »8. Ainsi, lorsque Mme Finn et le vieux Lewis voient Yanko courir dans un champ, la gestuelle mécanique du personnage justifie presque le terme de « pantin » appliqué plus tard à Yanko par les commérages du village : « ils le virent tomber, se redresser, puis se remettre à courir en titubant et en agitant ses grands bras au-dessus de sa tête en direction de la ferme de New Barns. » Tout se passe comme si le regard des habitants du Kent était un filtre qui ne laisse passer aucune humanité, mais cette déshumanisation, qui parfois peut aboutir à une vision d’horreur, comme dans les moments qui suivent immédiatement le naufrage, peut aussi produire des vignettes quasi grotesques. En tout cas, le contraste est saisissant entre cette opacité flagrante des êtres et les commentaires oraculaires de Kennedy soulignant la marche inexorable du destin. L’ambiguïté profonde du récit est dans ce hiatus jamais refermé.
Dans cette mise à distance, l’épisode où Yanko sauve de la noyade la petite-fille de Swaffer est un bel exemple de ce que la critique a appelé le delayed decoding9 (« interprétation retardée ») conradien, procédé par lequel la narration sépare la présentation de l’événement, sous forme d’une succession d’impressions rapides, de son interprétation, laquelle est donnée après coup, et parfois longtemps après. Ici la succession des mouvements de Yanko pour se précipiter vers la mare et sauver la petite fille est donnée avec une telle rapidité minimale qu’un blanc sépare le début de sa course et le moment final où il remet l’enfant dans les bras de sa mère : « il traversa le champ labouré en bondissant à grandes enjambées, surgit soudain devant la mère, lui jeta l’enfant dans les bras et repartit à grands pas. » L’acte central du sauvetage de la petite fille est ainsi absent de la narration et c’est seulement après coup que Kennedy nous explique le danger qu’elle a couru dans la boue de la mare. Là encore, ce qui est souligné, c’est le mystère au cœur même de l’action de Yanko, comme si l’acte était accompli par lui sans lui : la narration refuse toute explication psychologique facile et préfère nous présenter l’événement dans sa forme brute incompréhensible, montrant un personnage mû par des forces qu’il serait incapable d’expliquer. En fait, le blanc refoulé au cœur de son acte est le souvenir du naufrage et de la traversée des eaux pour échapper à la noyade. C’est le même hiatus qui sépare le moment du naufrage et ses horribles effets que sont les cadavres dénudés retrouvés sur la côte, ballottés par les vagues. L’horreur de la noyade elle-même est refoulée hors du récit, mais elle n’en irradie que davantage sur l’ensemble de la nouvelle et elle est ici le centre caché de l’épisode de la petite fille.
L’espace même dans lequel se déroule le récit est lui aussi sous le signe d’une ambiguïté jamais résolue. Étrangement, le paysage de ce comté prospère qu’est le Kent a une sombre tonalité tragique : les mottes de terre semblent « laisser suinter en minuscules perles de sang le labeur d’innombrables laboureurs » et l’impression de stérilité va bien au-delà de la situation individuelle de Yanko : « une écrasante solitude semblait peser du ciel couleur de plomb. » La vision quasi allégorique du paysan qui conduit son attelage, « se projeta[n]t sur l’Infini avec une étrangeté héroïque », fait de lui à la fois le héros et la victime d’un mystérieux combat aux enjeux obscurs. Malgré une prospérité manifeste, qui contraste radicalement avec la misère des paysans de la région d’où vient Yanko, le paysage du Kent apparaît comme un waste land10 maudit, souffrant sous le poids d’un mystérieux fardeau, et dont les habitants semblent porter les stigmates d’une ancienne malédiction : « on pourrait penser que cette terre est en proie à une malédiction, car ceux de ses enfants qui demeurent le plus près d’elle ont un corps grossier et une démarche de plomb. » Tout se passe comme si le progrès économique et social de la civilisation s’était fait aux dépens d’une joie de vivre communautaire qui a disparu.
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