Les magasins juifs sont fermés ; tout est sombre ; seul un maigre quinquet au haut de l’escalier. Des planches formant banc ; je m’assieds. Et sitôt assis j’entends au tournant de la rue le crissement de la guitare arabe. Un café maure est là ; j’en perçois à présent la faible lueur dans la nuit ; elle écarte la nuit à peine, et pas plus que ne repousse le silence le son discret de la guzla. – M’approcherai-je ? – Pour quoi voir, qu’une échoppe très misérable, douze Arabes couchés, un musicien très probablement laid… Demeurons. Que la nuit entre en moi, s’insinue avec la musique… Un Arabe sort du café, s’avance vers moi, me croit ivre ; et en vérité je le suis.
Lundi soir.
Retour à Alger.
Alger. Mardi.
Qu’il fait beau ! Plus un nuage au ciel. La mer est calme ; elle invite au voyage. Le sirocco, brusquement, est tombé ; avec lui la température. Il fait chaud, mais moins accablant. L’ombre est bleuissante, légère et l’air semble porter en soi de la clarté ; il est délicieux, subtil, presque vif ; on dirait qu’il est hilarant. – Je songe aux oasis… Je pars demain. Qu’il sera beau, dans le soir, le balancement de leurs palmes ! Je ne penserai plus au passé…
De ces raisins la couleur indéfinissable me tenta ; je ne pus me retenir d’en acheter. Pour trois sous j’eus une grappe énorme.
Rien ne dira le ton de cette grappe ; elle était à la fois violette et dorée ; elle était transparente et paraissait opaque ; les grains n’en étaient point pressés, couverts d’une épaisse pruine, poissant aux doigts, croquants, éclatants, presque durs – si sucrés que je n’en pus manger que quatre, puis donnai le reste aux enfants.
BOU-SAADA
I
Mercredi 21 oct., en wagon.
J’emporte avec moi quelques livres ; j’ai tâché de lire, mais en vain. Ce pays captive mon regard. C’est un drame latent, mais, pour qui sait y voir, plein d’angoisse, entre la matière brute et la vie. Il ne s’agit même plus de culture, mais d’existence simplement. Ici, tout invite à la mort.
Couche de terre végétale, mince comme le tranchant de la main.
Puis le terrain, devenu schisteux, se feuillette ; ce n’est plus du roc, c’est de la galette vraiment. Et là, de plus en plus pressés, croissent des pins sans soif.
Le vent souffle du sud ; le ciel s’obstrue. On dirait à présent un continu reflet des schistes gris. Sans doute, il va pleuvoir bientôt…
Oh ! être plante, pour savoir, après des mois torrides, ce qu’est la volupté d’un peu d’eau.
Du wagon.
De nouveau les pins ont cessé ; le terrain raviné, dévasté, abrite en ses replis secrets des lauriers-roses. Soudain quelques bouquets d’un poil végétal jaune ou vert, et pour le brouter, quelques chèvres.
En guise de salut au train qui passe, le petit Kabyle berger se montre tout entier, tout nu, sous sa gandourah qu’il relève. Il semble chèvre entre ses chèvres et ne se distingue pas du troupeau.
Bordj-Bou-Arreridj.
Petite chambre aux murs blanc de chaux, je redoute à l’excès tes punaises ! – qu’importent tes rideaux frangés, ton carrelage défoncé, ta courtepointe rapiécée, ton tapis maculé, qu’importent !… Mais, dans le coin en face du lit, ce divan défoncé ; mauvais signe ! Et, sur le marbre de la cheminée, ces faux bégonias-rex dans des potiches de barbotine… Je m’apprête à ne pouvoir fermer l’œil de la nuit.
Sur la devanture d’une petite boutique arabe, on lit comme enseigne ces mots :
LUXE ORDINAIRE
Jeudi, 22 octobre.
Dans cet encaissement évasé de rochers pelés monochromes, la guimbarde descend le lit de l’Oued. Selon la mode du pays, l’eau coule vers l’intérieur ; elle va se noyer dans le Chott.
Au détour du rocher, ce fut une oasis subite – non de palmiers, mais de figuiers, de tamarix, d’amandiers et de lauriers-roses. Puis des abricotiers géants, un moulin, des troupeaux, des Arabes. Et longtemps l’oasis s’allonge, suivant l’Oued, tantôt s’insinuant entre ses berges rapprochées, ou, par l’extrême aridité du sol, étranglée jusqu’à n’être plus, pour l’oiseau qui passe au-dessus, qu’un fil vert ; tantôt s’élargissant, s’étalant, se haussant jusqu’à faire penser : vienne un peu de soleil et s’empliront d’attrait ses ombrages.
Mais depuis ce matin le ciel opaque, épais, uniformément gris, répand sur ce pays doré l’ennui d’une insignifiante petite pluie minutieuse. Ce n’est pas suffisant pour étancher la terre ; c’est assez pour l’emboire et pour en ternir la couleur.
M’Silah.
Il y a huit ans, quand je voyais des Arabes prier, je me gênais pour ne pas passer entre eux et La Mecque ; je craignais que ça ne coupât le fil.
Ô jardins parfumés de M’Silah ! je vous eusse chantés plus tôt, si j’avais pu déjà vous connaître. L’eau courante de vos séghias roulait des tortues ivres… La branche frêle du grenadier ploie à porter des fruits si lourds… Un laurier-rose en fleur ! approchons-nous.
Se peut-il que huit ans aient passé déjà depuis le soir où mon ami Athman, dans l’unique petit jardin de Kairouan, m’enseigna que jardin se disait Dj’nan en arabe, et quand il est plus « végéteux » : Boustan.
… C’est à cette heure prévespérale, où s’exaltent les voix des oiseaux que j’y veux revenir, et m’y sentir plein d’indolence…
Vers Bou-Saada, vendredi.
Au-dessus de nous, une vaste contrée de nuages, qu’en deux heures, enfin, nous franchissons.
Mais le soleil, qui dès son lever fut couvert, garde longtemps encore devant lui comme une œillère. Il est plus de huit heures lorsqu’il parvient à regarder par-dessus. Ses premiers rayons sont glacés ; au lieu de réchauffer, ils transissent.
7 heures.
Devant nous ces lointaines céruléennes montagnes, dont nous nous rapprochons lentement, deviennent lentement moins azurées et semblent, flottant moins transparentes, plus réellement se poser.
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