Bou-Saada n’est point si belle, mais le Ksar s’emplissant maintenant de rumeur, semble, à l’instant d’entrer dans la nuit, s’exalter comme font les moineaux africains dans les branches avant que ne les touche le sommeil.
III
Entre Bou-Saada et M’Silah, lundi.
Impossible d’écrire ce matin ; l’air est glacé. De cinq heures du matin à huit, encoconné dans mes couvertures, je m’efforce d’être hermétique. Le ciel, impeccable hier, se charge et prend, sitôt après le lever du soleil, une hideuse couleur d’onguent gris.
Ce matin je me sens, contre ce pays, plein de haine, et je le déshabite éperdument. Je m’écoute me rappeler la Troisième Symphonie de Schumann. Je me récite aussi la Sonate au grand-duc Rodolphe, en ut mineur ; mais la partie de violon m’échappe par endroits. Enfin, dès que la température me permet de mettre les mains à l’air je sors de mon sac un Virgile et je relis l’Églogue à Pollion{10}.
Rien de tout cela ne me suffit ; je voudrais, ce matin, pouvoir aller au Louvre et relire du La Fontaine.
Deux grands gaillards basques conduisent, tannés, boucanés, culottés. Ce matin je suis seul avec eux dans la très primitive tapissière qui fait office de courrier. Les autres voyageurs sont remplacés par des tonneaux, des sacs, des caisses. Dans le sable où l’attelage peine, les Basques cinglent les chevaux du fouet moins que de la voix. – « Maquereau, la Carne, Cornard, Bijou, la Flemme, l’Espagnol » – à chacun d’eux s’adresse un son particulier. Michel, encore plus que son neveu, sait jouer des ressources de ce langage, on en est assourdi ; à partir de la seconde étape, où l’oncle prend en main guides et fouet, c’est un feu roulant de gutturales.
Accablé de sommeil et la tête rompue, je quitte le devant du siège et, tout au fond de la guimbarde, me glissant parmi l’entassement des sacs, disparu sous mon manteau noir, je m’absente.
Nous avons fait lever six gazelles. Fondues dans la rousseur des sables, on ne distingue fuir que leur cul blanc.
J’apprends, en causant avec eux, que mes Basques sont de Sétif. Tant pis.
Après quelque temps de vertige, l’immense plaine paraît se déformer devant vous. On la croirait coupée de remous et coulante, puis, par zones, gonflée ; le sol tournoyant s’emplit de courants et de vagues, et le regard s’angoisse à ne pouvoir fixer un plan nulle part.
Le vent s’élève ; les voiles claquent ; un grain. Hardi ! pauvre équipage ! plus que cinq heures jusqu’au bord !
M’Silah.
Nos ciels du Nord n’ont pas connu pareille épaisseur de nuages. Sur cette immense soif quel immense poids d’eau va crouler ! – pour changer aussitôt cette soif en ivresse et la plaine d’argile en marais.
Six heures de cheval hier ; dix heures de patache aujourd’hui. Ce soir, pas le plus petit muscle de mon corps qui ne se plaigne. Aussitôt arrivé m’effondrant sur le premier lit, j’ai de trois à cinq heures quitté ce monde, après un repas de quatre œufs. Demain, repartant de nouveau dès avant l’aube, il me faudra rouler jusqu’à la nuit.
Profitant des dernières lueurs du jour, je remonte le cours de cette séghia torrentueuse, dans l’espoir d’y trouver quelqu’une de ces tortues noires qui m’étonnèrent tant quand je les vis du haut de la voiture, jeudi. – Mais rien ; et je me trouvai tout à coup très loin, très seul, dans la plus informe des plaines et sur quoi s’avançait la plus inhumaine des nuits.
Mardi.
Un coup de vent a déplacé l’orage ; à peine est-il tombé sur l’aride Hodna quelque ondée ; mais le ciel reste terne et sali. Ce matin ce pays n’éveille en moi pour le louer pas une phrase. Je regarde indifféremment le roc morne, le lit bordé de lauriers-roses de cet oued qui m’enchantait à l’aller. Lâchement, ce matin pour le coupé j’ai quitté l’impériale, afin de lire plus aisément. D’où vient dans cette miteuse diligence, un peu plus confortable pourtant que la tapissière de Saada, cette odeur de panade aigrie ? Sort-elle du piteux voyageur qui partage avec moi le coupé ?
Sans doute ailleurs tout aussi bien qu’ici je pourrais voir : une vache, pour boire, avancer son mufle baveux, – mais, dans le dénuement parfait d’alentour, plus longuement qu’ailleurs je la regarde. Un enfant la conduit. Elle est maigre ; elle reste après qu’elle a bu, là, devant l’eau, stupide, attendant que l’enfant la remmène. Pour elle aucun pré verdoyant ; sa faim ne trouvera jusqu’au soir que les tiges creuses de maïs, que parcimonieusement lui tendra, pauvre bétail ! cet enfant pauvre.
ALGER (BLIDA)
I
Alger, mercredi 28 octobre.
Le ciel est triste ; il pleut ; mais l’air est calme. Du haut de la terrasse, vers la mer, je regarde ; aussi loin que la mer s’enfonce, pas un pli. C’est de là-bas que tu viendras ; mon regard invente la route et le sillage du bateau ; que ne peut-il plonger jusqu’à Marseille. Ah ! que la mer clémentement te porte ! et que le mouvement des vagues te soit doux ! – Je rêve aux temps où l’on disait : qu’un vent léger gonfle ta voile !…
Sur le mur de l’Amirauté, qui blanchit aussitôt et vibre, un rayon tombe.
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