Mais le ciel reste chargé d’eau. Que de nuages sur l’Atlas ! C’est par un pareil jour qu’il paraît bien porter le poids du ciel.

 

Ces trois petits enfants sur les marches de l’escalier qui mène au port – ils se partagent, non pas un poisson : une arête, qu’ils auront trouvée Dieu sait où (qui donne aux petits des oiseaux leur pâture). Il reste un peu de chair encore, près de la tête ; c’est là qu’ils grattent ; chacun en a gros comme un pois.

Quelques marches plus bas, un vieil Arabe, deux doigts enfoncés dans la gorge, se fait vomir. Quelle horreur a-t-il dû manger, pour qu’il faille qu’il la vomisse ? Il meurt de faim.

 

… Mais de ces éléments divers se forme une race nouvelle, orgueilleuse, voluptueuse et hardie. Cela semble tenir de l’Andalou, du Basque, du Provençal, du Corse, du Sicilien, du Calabrais : c’est l’Algérien. On est tout étonné de l’entendre parler français{11}. – Jeune il est beau, souvent très beau, son teint n’est pas éclatant, mais verdâtre ; ses yeux sont grands, pleins de langueur ; la fatigue chez lui se confond avec la paresse, et semble une lassitude amoureuse ; il garde tard la bouche entr’ouverte, la lèvre supérieure soulevée, à la façon des très jeunes enfants.

 

Les salves de canon qu’échangent ce matin vaisseau russe et vaisseau français, affolent les oiseaux du jardin. Il semble qu’un ouragan subit les enlève. Qu’ils sont nombreux ! Ils tourbillonnent au-dessus de la place et quand ils passent près de moi c’est un bruit strident de bourrasque.

Le canon cesse. Sur les arbres tranquillisés, le vol s’abat comme un malheur.

 

Le défaut de peur de la mort fait le défaut de l’art arabe. Ils ne reculent pas devant mourir. Et c’est de l’horreur de la mort que naît l’art. Le peuple grec, qui, jusque sur le seuil du tombeau, niait la mort, doit son art à l’effort de protester contre elle. Si la religion chrétienne avait abouti, la certitude d’une vie éternelle eût nié l’art (je dis : l’art, et non pas l’artiste – les artistes sont légion parmi les Arabes). Il n’eût éclos ni dans les livres, ni dans les cathédrales, et François d’Assise eût peut-être pensé, chanté, son « hymne aux étoiles » ; il ne l’eût pas écrit, n’ayant goût de fixer rien de mortel.

 

Vendredi.

Hier soir, au théâtre, Jean Coquelin. Plus par désœuvrement que par désir, je vais l’entendre dans le Bourgeois Gentilhomme. Il y présente un imbécile fat, sûr de lui. Je pense que le trait important de Jourdain, sous sa bouffissure transparente, c’est l’inquiétude – l’inquiétude de quelqu’un dont le tempérament reste très différent du rôle qu’il assume ; il a sans cesse peur de ne pas faire le geste qui convient. C’est là ce que devrait montrer l’acteur. – Réfléchi là-dessus comme si je n’étais pas en Afrique. – Le Dépit amoureux qu’on donnait avant, bien qu’assez mal joué, m’a ravi.

 

Samedi.

Bourrasque affreuse. Grêle, vent, tonnerre, éclairs… « Il y a trop de tintamare là-dedans », comme disait hier M. Jourdain.

 

Lundi.

Des marins russes désespérés – perdus dans les ruelles d’Alger, ne sachant pas un mot de français ni d’arabe, trois fois de suite, quand ils font signe qu’on les guide, c’est au port et vers leur bateau qu’on les mène. Les marins russes désespérés tendent à n’importe qui un feuillet blanc et un crayon ; un facteur passe : – Mais écrivez-leur donc une adresse de b… ! lui dis-je, pressentant qu’une fois encore, la quatrième, on va les ramener au port.

 

Cette odeur assoupie d’urée, de rot et de crasse tiède qui flotte en l’atmosphère enclose du bain maure…

 

Il y a des jours pour se demander si c’est la viande qui est trop dure, ou le couteau qui ne coupe pas. Au demeurant le résultat est le même : on n’a plus faim.

 

Mardi.

Je ne sais quel nom donner à ce prolongement du môle jusqu’au phare, jetée de pierre, cubes énormes de débris qu’un mastic cimenteux conglutine ; puis, plus loin que le phare encore – jusqu’à l’extrême effort de ce promontoire factice, sur ce dernier bloc que le premier effort de la vague énorme blanchit, refuge étroit où lorsque le soir tombe on croit entrer jusqu’au cœur de la mer. Une bouée rouge, qui précise l’entrée du port, se soulève ou défaille. Le ciel est orageux ; la mer noire ; l’entre-deux caverneux des blocs, à chaque gonflement du flot, mugit. Pas un souffle pourtant ; la vague est énorme sans crête, large et profondément creusée. Parfois dans un resserrement de roc elle se coince ; l’embrun jaillit vers moi. Ah ! que m’emportât une lame assez forte ! ah ! s’engourdir dans la verte amertume du flot !… Au loin les réverbères s’allument, de la ville que le soir assoupissait. Ivre, assourdi, plein de vertige encore d’avoir trop écouté, trop regardé les lames dans ce retrait du môle où je me suis fait tremper – voici que m’aborde T***.