J’appelle ça : l’odeur de la terre.
Et je sentis, en effet, monter, tomber vers nous une exhalaison capiteuse, à peine un parfum, mais pareil à celui qu’au printemps les vernis du Japon laissent choir.
– Eh bien ! ajouta-t-il confusément, – quand je sens ça, le soir, c’est plus fort que moi : il faut que je m’en aille dans un coin pour…
10 novembre.
Tant que Blida ne sera pas irrémédiablement devenue la médiocre petite ville de garnison provinciale qu’elle s’efforce obstinément à paraître, amoureusement, au travers de ses décompositions, de ses compromissions et de ses pourritures, parmi l’effroyable quelconque de sa patiente banalisation, je chercherai, comme dans l’eau boueuse une paillette, de ses enchantements défunts les vestiges, de ses amours d’hier quelques délices attardées.
Hier au soir j’ai fait le tour des cafés maures de la ville sans parvenir à entendre chanter, si peu merveilleusement que ce fût, la guzla. C’est improprement que j’appelle ainsi cette tortue vidée, au ventre de peau sonore sur quoi deux cordes tendues viennent vibrer : Il faut dire guembr ’ou gnibri. Que peut Blida sans parfums et sans chants ? De ses jeunes amours ne reste-t-il que la débauche ? – Pas une des gnibris, hier, n’avait ses cordes. Si l’enfant qui de café en café me guidait n’eût été beau, j’aurais pleuré. Déjà suffisait-il qu’il portât l’absurde nom d’Abd’el Kader.
On me servit, dans le premier café, de ce cuisant thé de gingembre qu’on dirait provenir d’un Orient trouble et malsain. Je voudrais, mais ne saurai, dire par quel charme le propre dénuement de ce lieu me retint. Pas d’images, d’affiches, de réclames aux murs ; des murs blancs ; non loin, la confuse rumeur, les cris de la rue des Ouled, à travers le mur entendus, faisaient paraître ici d’autant plus rare et voluptueux le silence ; aucun siège : des nattes ; sur les nattes trois jeunes Arabes couchés.
Que leur offrait donc ce réduit ? pour qu’ils préférassent ici, à l’amusement d’autres lieux, aux rires des femmes, aux danses, l’absence précisément de tout cela… un peu de kief. La pipette, dont chacun à son tour ne tirait que quelques bouffées, circulait. Je n’osai risquer d’en fumer, craignant non point l’ivresse mais la migraine ; cependant j’acceptai que, dans la cigarette que je roulai, Abd’el Kader mêlât un peu de ce kief au tabac. Et peut-être ce peu de fumée aida-t-elle à la réalité de mon bien-être. Ce bien-être était fait, non point de satisfaction des désirs, mais d’évanouissement du désir et de renoncement à tout. La porte qui donnait sur la rue est fermée et les bruits du dehors s’écartèrent. Oh ! s’attarder ici… Voici l’heure… Abd’el Kader, penché vers moi, me montre, unique ornement du mur blanc, au milieu du mur accrochée, une poupée hideuse informe, puérilement peinturlurée, et dit à demi-voix : Le Diable. – Du temps s’écoula. Nous partîmes.
Dans le second café, au thé écœurement sucré se mêlait un goût de réglisse.
Dans le troisième café, un très vieil Arabe à lunettes, lisait à tout un peuple en arrêt une histoire. Et, de peur d’en rompre le fil, je refusai d’entrer, mais me tins dehors, à la porte, sur un banc, dans la nuit, longtemps…
Hammam R’hira, 11 novembre.
La terre qu’a soûlée l’averse rêve un subit printemps. C’est, tout contre le sol et sans feuilles, de blancs narcisses nains, surodorants ; les minuscules hampes bleu-pervenche de ce que je crois être des muscaris ; les étoiles roses de frêles amaryllidées assez semblables à nos colchiques ; – tout cela très petit, craintif, à ras du sol, pressé. Voici donc tout ce que la douceur de la pluie, de ce sol sans bonté, peut extraire de grâce !
La forêt de Hammam R’hira me rappelle beaucoup celle de l’Esterel à l’entour de Fréjus. Même sécheresse embaumée ; lavandes et brûlantes résines. Même feuillage aigu, sec, luisant, que ne rougit ni ne jaunit jamais l’automne. Du ciel bleu.
Par ce temps ravissant, éclatant, radieux, tout, ce matin, paraît splendide. L’air coloré d’azur semble neuf ; je le sens qui m’emplit de santé, de vigueur. Je marcherai dans la montagne – là-bas, là-haut, sans but, sans guide, sans chemin.
Hammam R’hira, 12 novembre.
Il faisait chaud ; vers midi j’eus soif, et souhaitai pour m’y baigner, non pas la piscine apprêtée de l’établissement moderne, mais l’ancienne et presque abandonnée que fréquentent encore dans le Hammam d’en bas quelques pauvres Arabes. Un dévalement du jardin de l’hôtel y parvient. On entend des eaux ruisselantes. L’air est doux, ombreux ; sous des ciels de feuillage tremble ou dort une rafraîchissante nuit verte… Voici le vieux Hammam ; près duquel un café ; sur des nattes, trois Arabes perclus sommeillent. J’entre dans une cour où chante un coq. Un escalier mène aux piscines.
De la haute salle voûtée, je pousse la porte sans bruit. Je suis devant une suffocante eau transparente. Elle tombe du haut de la voûte au milieu du bassin, en cascade, et, de tout le bassin, remonte vers la voûte, en vapeur.
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