Et si du moins, paissant ses maigres chèvres, venait s’asseoir ici quelque berger musicien… Je suis seul. Je cherche en moi par quel excès de vie trouver, dans la contemplation de tant de désolation, des délices, et peupler de frémissements tant de mort. – Je reste là. Le vent agite les roseaux. Un soleil incertain s’essaye à sourire au désert, et, comme un fard sur de la mort, s’argentent des effritements de sel.

 

J’aurais voulu monter dans ce sentier de la montagne, où les pas seuls ont fait la blanchissante usure du rocher. On le voit, fuyant, qui s’élève jusqu’au col et pour aller vers où ? – Un vent insupportablement froid m’en empêche ; et rentrant au Hammam je prends un bain brûlant.

 

Chez le Cadi.

La petite salle ouvre de plain-pied sur la rue ; des chameaux passent. Dans une sorte de seconde salle, formant alcôve sur la première, devant un tout petit bureau, le cadi. Il parle avec douceur et son beau visage sourit. Dans la première salle, qu’une claie à hauteur d’appui sépare de l’alcôve, des Arabes attendent. Ils sont assis sur une sorte de large banc plein qui suit le mur sur les quatre côtés de la pièce, et que rompt seulement la brèche de la porte et l’alcôve, des faïences vert cru le carrellent ; au pied du banc les babouches restent posées. Le plafond blanc de chaux ; le mur, jusqu’à mi-hauteur, peint en vert. Devant moi un admirable vieillard à longue barbe, aux yeux gris clignotants ; sa pauvreté garde une dignité discrète ; il ne reste de chair à son corps que ce qu’il en faut justement pour que l’âme l’habite encore. J’admire ce que, sur ce fond vert, sa peau bise et les plis sobres de son turban, de son burnous, font d’harmonie riche et seyante.

Athman, devant la claie formant barre d’appui, parle au cadi, lui expose l’achat très compliqué de la maison où présentement vit sa mère ; sur mon conseil il le voudrait légaliser. Le cadi l’écoute sans ennui, comme il écouterait une histoire ; parfois Si Malek le vendeur interrompt ; chacun d’eux parle avec douceur. D’autres Arabes entrent, commencent sur le banc leur attente. Une inlassable patience est dans l’air. Contre la porte un enfant borgne chante une litanie religieuse ; un Arabe pieux tend un sou. Des chameaux passent.

 

Jardin Landon.

Oui, ce jardin est merveilleux, je sais – et pourtant il ne me plaît guère. Je cherche à m’expliquer pourquoi. Peut-être, à cause du soin même avec lequel il est entretenu (dans les allées sablées pas une feuille ne traîne à terre) ; rien ne m’y paraît naturel. – C’est l’œuvre d’art, diras-tu. – Je l’accorde ; aussi bien ce défaut d’abandon, de mollesse, en aucune œuvre ne me plairait. Puis je peuple un jardin, aussitôt, malgré moi, de figures à sa ressemblance, dont l’allure et les sentiments forment avec lui quelque accord. Ainsi vis-je à la villa Pamphili les révérences de Van Orley dans les robes seigneuriales, et Dante et Béatrix dans les vergers d’El-Kantara. Rien de rare en mon choix : je vois Goethe à Dornbourg, y composant l’Iphigénie ; le Tasse à Este, entre les deux Éléonore… Ici je vois irrésistiblement des personnages de Jules Verne ; ils fument des londrès ; ils ne disent pas « francs » mais « dollars » ; ils n’ont pas lu notre Racine ; ils s’embarquent toujours demain… Il est vrai que j’y vois aussi le Fortunio de Gautier – ou Stevenson, ce qui n’est pas désagréable. J’y vois aussi les personnages de Gauguin ; ce qui m’entoure ici, c’est leur flore, facticement acclimatée ; bambous, palmiers-cocotiers, ficus monstres… Par une inéluctable suggestion, la moindre palme, dès qu’elle traverse un menu feuillage, fait rêver à quelque autre pays où cette végétation serait encore plus naturelle.

 

Parbleu non, sophiste Maurras, il ne s’agit pas de couper ses racines, et « déraciné » n’a jamais impliqué cela. L’admirable précisément c’est que l’Anglais, comme sut faire le Romain, les transporte partout avec soi.

Dans la chambre de Lady W*** on ne se sent plus à l’hôtel. Elle emporte en voyage des portraits de parents et d’amis, un tapis pour sa table, des vases pour sa cheminée… et dans cette chambre banale elle vit de sa vie, à son aise et sait faire sien chaque objet. Mais le plus étonnant c’est qu’elle a su se faire une société.

Nous étions quatre ménages français, chacun évoluant à part des autres, chacun discret, courtois, mais vivant comme en pénitence à l’hôtel. Les Anglais, au nombre de douze, sans se connaître auparavant, semblaient des gens qui, s’étant attendus, se retrouvent.