Non loin un appel de crapaud, note unique, pure, bucolique, à quoi fera penser plus tard la flûte arabe. Par tous les sens fatigués et flétris, je buvais…

De tels souvenirs empoisonnent.

 

Vers Biskra en wagon.

Sous un ciel gris, une étendue d’eau grise ; elle est de couleur pluvieuse ; l’acharnement du vent la fripe ; pas de vagues pourtant, car c’est une eau sans profondeur ; au bord, cette eau n’est plus qu’une bave, une écume ; un sable gris mêlé de sel la continue, se mêle à elle et s’en distingue à peine ; puis ce n’est plus sable ni eau ; quelque élément pâteux, intermédiaire et que, blanche comme le sel, une mince croûte magnésienne revêt. Le sabot imprudent d’un cheval y a fait des crevés fangeux.

Je me souviens qu’un jour, où ce sel et cette eau ne reflétaient du ciel rien que de bleu, où ciel et eau paraissaient au loin se confondre, – je vis ces bords fleuris de flamants roses. Le train passa près d’eux ; quelques-uns s’envolèrent ; il semblait que le vent du train les soulevât ; puis, à quelques coups d’aile plus loin, ils se laissèrent paresseusement retomber.

 

Biskra, 30 novembre.

Je rentre au cœur de ma jeunesse. Je remets mes pas dans mes pas. Voici les bords charmants de ce sentier que je suivais, ce premier jour où, faible encore, échappé de l’horreur de la mort, je sanglotai, ivre du simple étonnement d’être, du ravissement d’exister. Ah ! qu’à mes yeux encore fatigués l’ombre des palmes était calmante ! Douceur des ombres claires, murmures des jardins, parfums, je reconnais tout, arbres, choses… le seul méconnaissable, c’est moi.

 

Ce jardin de la cour de l’hôtel, ce jardin que j’ai vu planter, est déjà feuillu, touffu, compliqué. Il s’assombrit d’ombrage et de mystère…

Qu’il ferait bon, s’il n’était pas tant de pauvres sur la terre, y deviser sans bruit, avec quelques amis, ce matin.

 

Auprès de ce moulin, si bas que quelques figuiers bas le cachaient presque, nous aimions venir nous asseoir. Y a-t-il dix ans de cela ?… Un petit âne gris apportait le blé, et remportait la farine. Non loin, une tente de nomades dont nous avions apprivoisé les enfants et le chien. P. L. peignait, et le petit Ahmed nous apportait des œufs, puis s’asseyait près de moi sans rien dire.

On a détourné de ce lieu charmant la rivière ; en sortant du moulin elle coulait au pied de ce gommier qui, privé d’eau maintenant s’étiole… Son ombre était parfaite… Quel démon me ramène ici ?

 

Extrémité de l’Oasis,

au-delà de Guedesha.

De ce côté le désert est informe. Vers l’horizon, il semble se relever en cuvette. Le sol est sablonneux, cendreux ; je ne sais quelle végétation sans verdeur fait, au loin, l’aspect grumeleux et dartreux de ce sol. Le sable sous le soleil miroite. Une sorte de constant mirage brouille les plans ; on ne peut situer aucun objet à sa distance – et d’ailleurs on ne voit, jusqu’au bord du ciel, aucun objet. À droite, un avancement du Djebel qui se prolonge vers Tolga ; la roche crève le revêtement de sable par endroits ; vu de loin on dirait un eczéma…

Je sais pourtant que lorsqu’on s’en approche, ce sable délicat est si charmant aux yeux qu’on ne peut se lasser de regarder sur lui descendre l’ombre, et si plaisant aux pieds que, m’étant déchaussé, je me souviens d’avoir gravi pieds nus toute la dune… Il y a dix ans de cela. J’étais avec Mohammed et Bachir. Un serpent, inoffensif me dirent-ils, mais terriblement long, partit comme un fouet et presque entre mes jambes… Je me souviens de celui que j’étais…

 

Du haut de la terrasse la plus haute.

Vendredi.

L’obscurité se fait lentement sur Biskra. Est-ce déjà le soir qui tombe ? ou ce nuage affreux qui s’épaissit ? Il tapisse le ciel d’un bord à l’autre. Il vient des gouffres du désert, d’au-delà de Touggourt, de Ouargla, du fond de la profonde Afrique ; peut-être l’ont gonflé les vapeurs des Grands-Lacs ; il est plein de menace et d’horreur ; il est jaune. Il ne ressemble pas à ceux de nos pays ; je voudrais le nommer autrement que « nuage ». Il traîne à terre, au-delà des palmiers ; il cache à mes yeux la montagne. Il est clair ; il est gris sableux ; il est égal partout comme un manteau, et qu’au zénith aurait à peine un peu clairci l’usure. Le mur blanc des maisons devient livide, et le rose des tuiles cendreux. Je songe aux djinns…

Le coup de canon marquant la fin du jeûne retentit.

 

Samedi.

La nue, ainsi qu’une étoffe trop mûre, au ras de l’horizon a cédé. Est-ce par cette déchirure azurée que le vent, ce matin, souffle avec tant d’opiniâtre abondance ? Le sable aveugle ; on est transi ; contre ce vent ni manteau ni burnous ne protègent. Le soleil, derrière la nuée, transparaît, argenté, plat et comme une médaille usée.

Je projetais d’aller me baigner ce matin à la morne Fontaine-Chaude. Mais, par un tel temps, à travers le désert – c’est pour mourir de froid et d’étouffement et d’horreur…

Allons.

 

Ô détresse ! ô désolation ! – Je m’assois, abrité du vent par un effondrement d’argile, de sable et de pierres, près du bord délabré d’un lac terne où l’eau croupit sous les épais roseaux.