Un Anglais survint, s’enquit des places libres, n’en prit qu’une et s’y établit. Le train partit. Et alors il se passa ceci : Lentement, irrésistiblement les deux misses et l’Anglais s’élargirent et finalement ce furent eux qui profitèrent des places d’abord retenues par nous ; et nous n’y pûmes rien ; d’abord parce que nous n’avions que faire de ces places ; ensuite parce qu’il nous eût paru malséant, à nous Français, de nous étendre, empêchant par là même ces deux femmes d’en faire autant. Nous savions assez mal l’anglais ; ce dont s’étant vite aperçus nos voyageurs profitèrent pour parler de nous. Nous le savions suffisamment pour comprendre que l’Anglais disait aux femmes :
– « Étonnants, ces Français ! Ils commencent toujours par prendre plus de place qu’il ne leur en faut. Mais ils ne savent pas la garder… » puis il ajouta en riant : « Alors c’est l’Anglais qui en profite. »
Ce fut une entrée en matières et le début d’une conversation dont le bruit nous empêcha longtemps de dormir.
Cette nuit, sur la terrasse qui dans le ciel s’avance, tout au bord, nous assistons au lever de la lune. – Une aube, une pâleur au-dessus des monts la précède. Les monts à cet endroit semblent mollement se gonfler. Est-ce un nuage qui les prolonge ? – Oui ; l’opacité s’enfle, puis, comme sous une poussée, crève, se déchire et forme cratère par où, repoussant les bords échancrés, pointe et se délivre la lune. Elle est pleine ce soir comme un œuf. Encore un peu, elle sera toute pondue. Elle gonfle toujours. Qu’elle est grosse ! Déjà dans le cratère obscur elle ne pourrait plus rentrer. Qu’elle est ronde ! – Que dirais-tu si, brusquement, d’un bond se détachant du sol, tu la voyais, au fond du zénith se heurtant, éclater – ou, le long de la pente du mont, rouler vers nous jusqu’à la plaine ?
Dimanche.
Temps splendide. – Ah ! je ne vivais plus depuis des jours. Ce matin, à travers mes volets, j’ai senti se lever radieux le soleil. Je suis sorti dans l’air glacé. Tout naissait… Rien n’est beau comme cette félicité matinale. Ma joie, au cours du jour ne croît pas, peu à peu, d’heure en heure ; je la sens déjà pleine et totale au réveil – d’autant plus vive que la journée qu’il en faudra gonfler sera plus longue, que je me suis levé plus matin.
Près de l’hôtel, la porte de l’aimable square est ouverte. J’entre ; je m’assois sur un banc. Frej’, le mari de la belle Juive Goumarrah’, balaye les allées, fait la toilette du jardin. Devant moi, dans le bassin plein d’eau pleine de plantes, sur un rocher moussu, de l’eau s’égoutte en clapotant. J’écris ces lignes.
Non, le ciel est encore laiteux, presque blanc ; il me le faut parfait pour que mon exaltation soit parfaite.
Sidi Taïeb est marabout. Ses vertus protègent la ville. – Comme on le voit souvent avec les filles et qu’il a l’air de se porter joyeusement, j’ai tenté de me faire expliquer par Athman en quoi consistent ses vertus ; mais Athman sur ce point ne supporte pas qu’on plaisante ; et j’ai beau ne pas plaisanter, ma seule interrogation pose un doute… Sidi Taïeb est un article de foi.
Sidi Taïeb jouit de la considération la plus grande ; elle se traduit par des dons. Sidi Taïeb est sobre ; il méprise l’argent ; ce sont les vêtements qu’il préfère. Le dévot, qui chez nous ferait dire une messe, achète pour Sidi Taïeb un burnous.
Or, et bien qu’en en ayant beaucoup, Sidi Taïeb ne change jamais de burnous. Dès que le dernier mis est sale, il en enfile un autre par-dessus. Il en supporte, l’un sur l’autre, une vingtaine. On n’imagine pas plus épais.
Certains beaux soirs, – m’a dit Athman, – devant un grand feu, sur la place, du cœur de ces burnous Sidi Taïeb se dégage tout nu.
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