C’est vraisemblablement quand les poux lui deviennent par trop incommodes. Quelques pieux disciples alors, extrayant les burnous de dessous, jettent les trois ou quatre plus vieux dans les flammes, où les poux meurent en crépitant. Puis Sidi Taïeb se revêt et de nouveaux burnous, sur lui, tombent du ciel.
Sous leur poids il ne peut pas marcher ; il roule. Un jour je l’ai vu s’avancer : il avait l’air d’Ubu partant en guerre. – Un autre jour, soutenu par deux filles, que sans doute il sanctifiait, deux Ouled en robe de fête, suivant la procession exaltée qui menait musique et grand bruit vers la tombe de Sidi Sarzour, il riait, chancelait, titubait ; on aurait dit un Silène ivre.
Si beau qu’il fût ainsi, moi je le préfère immobile. À genoux, assis, accroupi… on ne sait ; on ne voit qu’une masse obronde qui dodeline de-ci de-là. Il reste ainsi, tard dans la nuit ; au mitan de la place, ainsi, il ressemble à la sainte ampoule ; il a la forme d’un téton.
Un escalier, puis la demeure d’une courtisane, remplace dans la rue des Ouled le ténébreux café où la première année j’allais oublier l’heure chaque soir.
Ces deux rues de plaisir, parallèles, rapprochées à ce point que plus d’un café formant corridor ouvre sur les deux à la fois, ces deux rues, qui par trois autres rues communiquent entre elles, ne sont pas, comme il advient souvent, dans un coin reculé de la ville, d’accès retors et clandestin ; non, elles ouvrent sans pudeur au lieu le plus banal, le plus central, près du marché. Un jardin public les prolonge ; l’air n’y est point nauséabond ; c’est l’air du large et qui passe à travers le jardin parfumé. Si tout ce que la ville a de débauché, de suspect, y circule, il y circule aussi tout ce qu’elle a de noble et de plaisant. Tout cela se frôle sans haine ; les plus pauvres se mêlent aux riches ; les jeunes aux vieux… tout se confond. Le plus timide enfant passe sans détourner les yeux près des filles ; le plus sage vieillard aussi.
Dans un café, retiré quelque peu, protégé des rumeurs de la rue, le même Arabe lit Antar, que j’écoutais déjà l’an passé. Quelques bancs à l’entrée ; sur le sol du café, des nattes. Là, tout un blanc peuple attentif est couché. Parmi tant de douce blancheur, rien ne luit, tout se fond, se confond ; la lumière assoupie enveloppe tout sans accroc ; elle semble une eau souple au cours lent, eau sans reflet, sans déchirure. – Celui qui lit Antar est très beau ; sa voix prend des sonorités triomphales. Parfois, écartant de ses yeux le livre qu’une bougie éclaire, il explique et commente un vers. Quand il lit, il scande le vers d’une main ; l’autre main, tout contre la bougie, tient le livre. Parfois un rire secoue la foule, pareil à celui, j’imagine, qui sur l’Olympe secouait la table des dieux ; c’est un bon mot d’Antar, quelque éclatant fait d’armes d’un Arabe. Captifs, déchus, les écouteurs trouvent un soulas, un répit et quelque aliment de splendeur au récit de leurs anciennes prouesses… Le lecteur précipite les mots ; sa voix roule comme un tambour ; on n’entend plus du vers que ses sonorités héroïques. Qu’ils étaient beaux, victorieux !
Délaissant pour un soir la foule et mes compagnons ténébreux, je vais m’asseoir avec Athman devant ce café plus petit, à ce que nous appellerions : la terrasse, – qui n’est ici qu’un banc de bois et qu’une table mal éclairée. Sidi M. nous y rejoint ; c’est un Arabe de Touggourt, bien mis, disert, à la barbe soignée. Il connaît le désert des confins du Maroc à ceux de la Tripolitaine. Il parle d’In-Salah, des Touaregs. Sa voix est musicale ; il prononce si bien chaque mot, que parfois je crois le comprendre. Athman traduit.
Sidi M. est savant ; c’est-à-dire qu’à propos de tout il cite un texte ; plus le texte est ancien, plus il est vénéré. Il croit à chaque fable arabe ; il n’écoute rien des roumis.
Tous les savants que j’ai rencontrés en Algérie en sont là ; et quand Athman « s’instruit », je sais ce que cela veut dire : au lieu de préciser des questions, recueillir inopinément toute une tradition de réponses. Et cela leur suffit pour les remplir de suffisance. – Ce qu’on appelait science, au Moyen Âge, c’était cela.
– « As-tu lu, me dit Athman, dans les Mille Nuits, l’histoire de la Docte Princesse ? Eh bien ! tu vois s’il y en a de la science, là-dedans ! »
Comme je questionnais Sidi M. sur les rapports entre Arabes et Touaregs : – Ceux-ci, me dit-il à travers Athman, n’aiment point les Arabes, les attaquent souvent ; les Arabes les craignent beaucoup.
– Mais pourtant on en voit dans les villes du Souf ?
– Ils reconnaissent, reprend-il, le marabout d’Amich, parce qu’il a fait contre eux un miracle. Tout seul, sur sa jument, il est sorti pour faire face aux Touaregs montés sur quatre-vingts méharis. Les Touaregs ont tiré sur lui, mais les flèches, tu comprends, en touchant la jument, elles devenaient comme molles du bout et tombaient toutes à terre.
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