Athman traduit.
Sidi M. est savant ; c’est-à-dire qu’à propos de tout il cite un texte ; plus le texte est ancien, plus il est vénéré. Il croit à chaque fable arabe ; il n’écoute rien des roumis.
Tous les savants que j’ai rencontrés en Algérie en sont là ; et quand Athman « s’instruit », je sais ce que cela veut dire : au lieu de préciser des questions, recueillir inopinément toute une tradition de réponses. Et cela leur suffit pour les remplir de suffisance. – Ce qu’on appelait science, au Moyen Âge, c’était cela.
– « As-tu lu, me dit Athman, dans les Mille Nuits, l’histoire de la Docte Princesse ? Eh bien ! tu vois s’il y en a de la science, là-dedans ! »
Comme je questionnais Sidi M. sur les rapports entre Arabes et Touaregs : – Ceux-ci, me dit-il à travers Athman, n’aiment point les Arabes, les attaquent souvent ; les Arabes les craignent beaucoup.
– Mais pourtant on en voit dans les villes du Souf ?
– Ils reconnaissent, reprend-il, le marabout d’Amich, parce qu’il a fait contre eux un miracle. Tout seul, sur sa jument, il est sorti pour faire face aux Touaregs montés sur quatre-vingts méharis. Les Touaregs ont tiré sur lui, mais les flèches, tu comprends, en touchant la jument, elles devenaient comme molles du bout et tombaient toutes à terre. Lui, il ne voulait rien faire aux hommes ; mais, avec une seule flèche, il a tué soixante-cinq chameaux.
Il dit encore : – Là-bas, les Touaregs, ils connaissent un pays, dans la montagne, grand, grand, qu’on peut y marcher droit devant soi pendant dix jours ; pour y entrer, il n’y a qu’un chemin, qu’un seul homme à la fois peut y passer. Après que tous sont rentrés là, le dernier roule sur le chemin une pierre… tiens, comme cette table-là ; et plus personne ne peut voir la route. C’est pour ça qu’ils n’ont pas peur des Français. – Un Touareg m’a dit cela à In-Salah.
Aux figuiers dépouillés quelques feuilles restent encore ; larges, plates, d’un or épais. Sous les palmiers, dans l’ombre sèche, elles s’étendent ; elles flottent ; on les dirait planer ; – jusqu’au jour où, pour son troupeau, quelque berger, plus actif que l’hiver, achève de vider les branches.
Et quand j’en aurai dit le parfum, la blancheur, que retiendrai-je ici de cette nuit que j’aurais souhaité prolonger jusqu’à l’aube ? – Une lune échancrée luisait au haut du ciel. La veille, pleine encore, elle ne paraissait pas si belle ; il avait plu ; on ne voyait devant les maisons de plaisir que de rares Arabes, ceux qui n’avaient pas craint, pour remonter des vieux villages, les rues sales et les chemins défoncés. – Ce soir-ci, mol et voluptueux, il ne restait d’eau sur le sol que ce qu’il en fallait pour l’assouplir, et pour former dans l’air, au lieu de l’habituelle poussière, cette vapeur bleuissante et légère qui dépondérait chaque objet. Et dans cette nocturne atmosphère, un peuple harmonieux circulait.
Là, parmi tant d’indistinctes blancheurs, parmi tant d’ombres, ombre moi-même, ivre sans avoir bu, amoureux sans objet, j’ai marché, me laissant tantôt caresser par la lune, tantôt par l’ombre, y cachant pleins de larmes mes yeux, et plein de nuit, et souhaitant y disparaître. – Et tantôt, au hasard des rencontres, marchant avec Athman, tantôt avec Ali, dégustant avec eux, comme un sorbet, le clair de lune, et tour à tour m’attristant, me charmant de ce que, malgré l’âge venant, leur fruste esprit garde de grâce, et garde de puérilité.
Reconnaître à leur voix ces femmes ; à leur appel sourire ou m’arrêter ; et, dans l’éclat subit que projettent la lumière et le bruit des cafés, voir tant de mystère rôdeur se fixer, ces ombres un instant prendre corps, s’arrêter, puis replonger et se déconsister dans la nuit, où je veux me fondre avec elles.
Ah ! quand la nuit eût été plus sonore, quand l’air plus vaporeux, quand plus amoureux les parfums, que m’en resterait-il ce matin, qu’un peu de souvenir cendreux que dans le creux de mon cœur je rassemble, qu’un peu de vent dispersera, ne laissant en son lieu que brûlure.
… Là, plus loin, sur la route vide, il est un tas de cailloux pour s’asseoir. Au coucher du soleil, chaque soir, j’y viendrai ; j’irai seul… Plus loin, à droite sont les naissantes dunes ; en face de moi, le désert. Cette route mène à Tolga ; c’est là-bas, devant moi, que le ciel au-dessus de Tolga s’incendie. Sur la dune le sable, embrasé d’abord, devient cendre. Au centre du désert, un marais devient une flaque de sang. L’oasis s’étend sombrement à ma gauche. Du sol s’essore une vapeur qui recule et bleuit les jardins. Nulle mollesse ici, nulle mélancolie ; un afflux de paix inhumaine, de gloire éparse et d’indifférente splendeur. Sereine, indifférente, la nuit monte. Infiniment lointains, des nomades allument leurs feux.
Si les jours sont douteux, les nuits sont belles – plus belles que leur souvenir. Comment rentrer, comment dormir, sachant qu’au-dehors, dans l’air doux, cette claire lueur continue, et sachant que la lune, avant mon départ de ces lieux, n’éclairera pour moi la ville, chaque nuit qu’un peu plus tardive et chaque nuit qu’un peu décrue.
Sources d’Oumach.
Là des roseaux blanchissaient au soleil, des lauriers croissaient en si grande abondance qu’en circulant au travers d’eux on en oubliait le désert ; cela formait, enveloppant, cachant les sources, un retrait presque mystérieux que l’on savait hanté la nuit par les hyènes. Dans un défoncement du sol, les sources chaudes jaillissaient ; puis plus bas, dans un lieu moins couvert s’installaient parfois des laveuses. L’eau sulfureuse, en verdissant son lit, semblait y couler plus profonde. Le soleil montait là-dessus.
L’an passé, des nomades ont incendié la brousse ; cet endroit secret du désert, ils l’ont rasé selon la mode arabe ; sous le froncement du terrain, dont plus rien ne protège l’abord, le mystère de la source est livré ; l’eau surgit à présent, sans plus de pudeur, au soleil.
Les laveuses ont fui. Nous n’avons rencontré ce matin que quelques nomades hagards ; près de la source, un âne mort ; et, la nuit, pensions-nous, hyène ou chacal allait, pour achever de dépecer sa chair, accourir en reniflant l’air qu’empuantissait la charogne.
Dimanche.
Non, je ne perdrai pas au travail ce jour splendide ! Je resterai dehors jusqu’au soir. Temps radieux… J’adresse ma dévotion ce matin à l’Apollon saharien, que je vois, aux cheveux dorés, aux membres noirs, aux yeux de porcelaine.
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