Ce matin ma joie est parfaite.

 

Dans le jeûne du jour, en attendant la nuit, Bachir le pauvre, mon ami, épluche les petites feuilles du kief qu’il fumera dans sa soirée. Ainsi dans la misère de sa vie attend-il la nuit de la tombe, prépare-t-il son paradis.

Quand je lui parle de sa misère :

– Qu’est-ce que tu veux, Monsieur Gide, me répond-il, ça passera. – Il n’entend pas dire par là qu’il espère jamais devenir riche, non, mais que ce qui passera, c’est sa vie.

 

Le reste est dans la nuit déjà ; mais du côté de l’occident une inflammation dure encore ; par chaque rue transversale, au fond du désert, on la voit. Là traîne une rougeur où la dernière ferveur des rayons s’est usée, et là, touchant la dune, au ras du sol, au loin, une ligne plus cramoisie, nuage rutilant, sanglant, et comme une écorchure du ciel. Ah ! de quelle abondance d’or, au-dessus de la dune, tantôt, le soleil déjà disparu inondait encore la plaine ! Quelle vapeur à présent s’en élève ! Sous son bleuissement délicat se recule peu à peu l’oasis.

 

Fontaine-Chaude.

Que viens-je encore chercher ici ? – Peut-être, ainsi qu’un corps brûlant trouve joie à se plonger nu dans l’eau froide, mon esprit, dépouillé de tout, trempe dans le désert glacé sa ferveur.

Les cailloux sur le sol sont beaux. Le sel luit. Au-dessus de la mort flotte un rêve.

J’ai pris un de ces cailloux dans ma main ; mais, sitôt quitté le sol, il perdit son éclat, sa beauté.

 

Petite flûte à quatre trous, par quoi l’ennui du désert se raconte, je te compare à ce pays, et reste à t’écouter t’ébruiter sans arrêt dans le soir. Ah ! de combien peu d’éléments est fait ici notre bruit et notre silence ! le moindre changement y paraît. – Eau, ciel, terre et palmiers… j’admire, instrument léger, quelle diversité subtile je goûte en ta monotonie, suivant qu’insiste en en précipitant le cours, ou que l’endort sous son souffle charmant l’enfant musicien aux doigts souples.

Je voudrais que, de page en page, évoquant quatre tons mouvants, les phrases que j’écris ici soient pour toi ce qu’était pour moi cette flûte, ce que fut pour moi le désert – de diverse monotonie.

 

Droh.

À la limite des vergers, sans écoulement l’eau croupit et dans un fossé naturel défend de ce côté l’oasis. Longtemps avant d’entrer il semble que la route l’assiège ; elle s’attarde autour ; elle cherche un biais. Il semble aussi que rebutée par la décevante oasis, elle hésite. L’approche de Droh pleine de stupeur est affreuse. Le sol, sous les palmiers, est laid, il paraît spongieux comme était par endroits celui de M’reyer, près du Chott… Oui vraiment, on hésite à entrer ; la route tourne encore, passe outre, puis enfin, du côté de la montagne basse, profite d’un sursaut où l’oasis sortie de ses marais s’étrangle entre deux parois de rochers. Voici la porte du village.

Oh ! je le reconnais pas à pas. Je regoûte âprement, délicieusement sa hideur. Les mêmes corps à demi nus, au pied des mêmes murs, s’étirent… Eh quoi ! Droh n’avait donc pas cessé d’être ! Quand je la quitterai, elle continuera donc d’exister ! Fallait-il revenir toucher tout cela pour y croire ? Qu’ai-je besoin, et pour assurer quelle joie, de cette désolation sans appel ? – Oui, tu sais désormais qu’elle est là, qu’elle existe. Que désirer de plus à présent ? Qu’attendre ? – Repars ! – Pas encore…

Il est au fond de cette oasis désolée un lieu trouble. J’y veux aller. Là tout sentier se perd ; le pied enfonce dès qu’il ne foule plus quelque touffe ; mais quelques pas plus loin, le sol pourri, je sais, laisse échapper de lui les roseaux… Les voici ! Voici l’heure où le soleil le plus délicatement les argente. Pour ployer leur hampe il suffit que vienne s’y poser un oiseau. D’un fouillis compliqué de lauriers ils s’élancent, très hauts ; leur fusée luit dans l’air bleu.

J’en ai voulu cueillir quelques-uns ; mais, sitôt dans ma main ce n’était plus qu’un fuseau rêche qu’emmitouflait au bout un étoupage gris de chanvre, sans beauté.

 

… Et dans cette oasis où j’erre encore, – car je me dis que je n’y reviendrai jamais – de ce côté sont des eaux vives ; l’eau court et chante au pied de ce palmier ; elle abreuve un cep près de lui, qui le long du fût du palmier s’enguirlande ; qui l’enlace sinueusement ; puis d’un bond en rejoint la cime ; il se perd dans les palmes, en surgit, s’y répand, s’y divise, puis retombe tout d’un côté en parure de larges feuilles que l’extrême automne a dorées. Le soleil s’amuse au travers. Non, même lourd de raisins mûrs, ta profusion, pampre ardent, ne m’aurait point paru si belle ! – ou faut-il le désenchantement d’alentour, pour donner tel accent de splendeur à ta dorure inattendue… Un autre ! – un autre encore ! – Je ne les avais pas vus l’an passé. – Ah ! vais-je souhaiter revenir ?

 

Dimanche.

Le carême a pris fin cette nuit. Le peuple exténué veut rejeter ce matin sa tristesse ; mais il pleut. Ce jour devrait être joyeux ; il est lugubre. Nous sommes montés sur les ruines du vieux fort où l’on fait en plein air la prière.

Une boue épaisse colle aux souliers ; la piété des Arabes hésite ; sur le sol détrempé vont-ils s’agenouiller quand même ?

Certains s’en vont vers la mosquée voisine ; nous nous y rendons avec eux. Vers neuf heures le ciel claircit un peu et la prière est annoncée. Nous remontons vers le vieux fort. Là, près de cent cinquante Arabes ont tant bien que mal installé leurs dévotions sur des nattes.