À leur gauche, dans une simple cathèdre de terre, un très vieux prêtre monte en se faisant aider. Après quelques invocations que le peuple redit en chœur, il commence une sorte de prédication semi-liturgique qu’il psalmodie d’une belle voix prophétique et lassée. Vers la fin de la prédication la pluie a recommencé de tomber.
Nous n’étions, respectueusement reculés sur la droite, que quelques-uns, – dont j’ai dû m’écarter encore, pour cacher aux autres mes larmes. Dans la piété de ce peuple vaincu, que semble n’accueillir pas le ciel morne ; dans cette confiance désespérée en autre chose, dans cet appel, monte la désolation du désert.
– Il leur dit des paroles tristes, répond Athman lorsque mon compagnon l’interroge.
Par trois fois cette foule alignée, comme sous un vent de prière, s’incline vers La Mecque, touchant du front le sol.
En face d’eux, et dans la ligne des prières, à vingt mètres environ du prédicateur, sur un tertre, des touristes photographes hommes et femmes, plus un groupe de sœurs blanches, photographes aussi, braquent leurs appareils, rigolent et parodient la voix du saint. Ils adorent un autre Dieu, et se sentent très supérieurs.
J’ai rêvé que je revenais ici – dans une vingtaine d’années. Je passais et n’étais plus reconnu par personne ; les enfants inconnus ne me souriaient pas ; et je n’osais pas demander ce qu’étaient devenus ceux de jadis, que j’avais peur de reconnaître dans ces hommes courbés, fatigués par la vie.
Si peu nombreux sont les éléments de l’accord, que le moindre changement reste le plus souvent inaperçu lui-même, pour celui dont l’esprit répugne à l’analyse et qui cueille sans tige sa joie ; mais il s’étonne, repassant aux mêmes lieux, de ne plus regoûter mêmes délices, et, ne sachant qu’accuser de la diminution de leur charme, s’en prend à soi, se vieillit. Je ne compris que tard combien dans les rues de Blida l’aromale fumée du kief était indispensable à l’ivresse ; de même je m’aperçois seulement ce matin qu’ici, dans les chemins de l’oasis, une matière étrangère est entrée ; sous l’argile compacte des sentiers une sorte de chaux pulvérulente et jaune apparaît. La pluie des derniers jours, puis les pas des passants ont réparti l’argile en mottes, et, par places cet affreux matifat vient au jour ; lentement il se mêle à l’argile, abîme sa couleur, rompt sa compacité, la déconsiste, la salit. Voilà pourquoi dans ces chemins que j’aimais, la boue ne me paraissait plus si belle ; l’argile, après la pluie, n’est plus si souple aux pieds ; sèche, elle n’est plus si rose, ni plus, pénétrée de soleil, de craquelures si délicates.
21 décembre.
Hier, jour de fête des Arabes ; la pluie n’a guère cessé de tomber tout le jour. L’aspect du sol des rues est tel qu’on renonce à les traverser ; on circule en rasant les murs. Au sommet des montagnes, l’eau tombe en neige et pose une abstraite blancheur sur la rousseur du paysage. Athman marche en m’éclaboussant.
– Quelqu’un, me dit-il, m’a fait un bien beau compliment aujourd’hui. Il m’a dit : « Athman, mon garçon, tu ne connais pas qui tu es ; tu ne sais pas ce que tu vaux. »
Combien est loin le temps où suffisait à sa vanité une mirobolante ceinture ?
Lundi.
La sœur de Babou, le cabaretier juif, se marie. Trois soirs durant, suivant la coutume, on festoie. Entre qui veut. Le premier soir est aux Ouled ; le second aux parents et aux femmes honnêtes ; le troisième à n’importe qui. Ce troisième soir j’entrai là, par curiosité ; par désœuvrement plus encore.
C’était un cabaret très vulgaire ; il faisait laid dehors ; il faisait froid ; la première salle où j’entrai était sombre ; mais la fête n’était pas là…
Nous voici dans les appartements privés. J’ai près de moi un Juif en vêtements français, bedonnant, souriant, ignoble. Un peu plus loin, contre le mur aussi, la jeune mariée assez belle ; à côté d’elle un vague être très laid, au regard trouble, perdu dans le sommeil ou dans l’ivresse : le mari.
Une femme danse ; l’aigre flûte de Bou-Azis m’emplit de ferment la tête. Chacun feint de s’amuser. Contraints par le cabaretier, Athman et moi prenons des menthes vertes ; ne sachant où poser mon verre je le vide ; mais sitôt qu’il le voit vide le cabaretier le remplit ; les derniers je les vide sur le tapis. Nous sortons. Il pleut. Quittant Athman, les quittant tous, je me laisse longuement laver par la nuit.
Mardi.
Était-ce, suite de mon ivresse d’hier, quelque indolence heureuse de l’esprit… je pénétrai dans ce verger comme Aladdin dans le jardin de pierreries ; je marchais, chancelant, ivre à neuf de ravissement et d’extase, laissant jouer en moi de l’ombre et du soleil la balbutiante alternance. Pas un bruit, pas un chant, qui ne soit un oiseau. Sans doute, au lever du soleil, ce jardin fut baigné de brume, pensais-je, car il restait partout je ne sais quoi d’attendri, de mouillé. Le matin avait d’abord été splendide ; mais, et sans que se fût levé le moindre souffle, le ciel bientôt se tendit de gris. Chaque objet perdit son éclat, sa lourdeur, sa réalité. Je marchais, mais rêveusement. Il me semblait non voir, mais me ressouvenir, ou plutôt : j’avançais, non doutant que ce fussent là choses réelles, mais que ce fût bien moi qui les voyais – tant je me confondais avec elles.
Oumach.
… Le vent s’éleva vers le soir.
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