Je ne compris que tard combien dans les rues de Blida l’aromale fumée du kief était indispensable à l’ivresse ; de même je m’aperçois seulement ce matin qu’ici, dans les chemins de l’oasis, une matière étrangère est entrée ; sous l’argile compacte des sentiers une sorte de chaux pulvérulente et jaune apparaît. La pluie des derniers jours, puis les pas des passants ont réparti l’argile en mottes, et, par places cet affreux matifat vient au jour ; lentement il se mêle à l’argile, abîme sa couleur, rompt sa compacité, la déconsiste, la salit. Voilà pourquoi dans ces chemins que j’aimais, la boue ne me paraissait plus si belle ; l’argile, après la pluie, n’est plus si souple aux pieds ; sèche, elle n’est plus si rose, ni plus, pénétrée de soleil, de craquelures si délicates.
21 décembre.
Hier, jour de fête des Arabes ; la pluie n’a guère cessé de tomber tout le jour. L’aspect du sol des rues est tel qu’on renonce à les traverser ; on circule en rasant les murs. Au sommet des montagnes, l’eau tombe en neige et pose une abstraite blancheur sur la rousseur du paysage. Athman marche en m’éclaboussant.
– Quelqu’un, me dit-il, m’a fait un bien beau compliment aujourd’hui. Il m’a dit : « Athman, mon garçon, tu ne connais pas qui tu es ; tu ne sais pas ce que tu vaux. »
Combien est loin le temps où suffisait à sa vanité une mirobolante ceinture ?
Lundi.
La sœur de Babou, le cabaretier juif, se marie. Trois soirs durant, suivant la coutume, on festoie. Entre qui veut. Le premier soir est aux Ouled ; le second aux parents et aux femmes honnêtes ; le troisième à n’importe qui. Ce troisième soir j’entrai là, par curiosité ; par désœuvrement plus encore.
C’était un cabaret très vulgaire ; il faisait laid dehors ; il faisait froid ; la première salle où j’entrai était sombre ; mais la fête n’était pas là…
Nous voici dans les appartements privés. J’ai près de moi un Juif en vêtements français, bedonnant, souriant, ignoble. Un peu plus loin, contre le mur aussi, la jeune mariée assez belle ; à côté d’elle un vague être très laid, au regard trouble, perdu dans le sommeil ou dans l’ivresse : le mari.
Une femme danse ; l’aigre flûte de Bou-Azis m’emplit de ferment la tête. Chacun feint de s’amuser. Contraints par le cabaretier, Athman et moi prenons des menthes vertes ; ne sachant où poser mon verre je le vide ; mais sitôt qu’il le voit vide le cabaretier le remplit ; les derniers je les vide sur le tapis. Nous sortons. Il pleut. Quittant Athman, les quittant tous, je me laisse longuement laver par la nuit.
Mardi.
Était-ce, suite de mon ivresse d’hier, quelque indolence heureuse de l’esprit… je pénétrai dans ce verger comme Aladdin dans le jardin de pierreries ; je marchais, chancelant, ivre à neuf de ravissement et d’extase, laissant jouer en moi de l’ombre et du soleil la balbutiante alternance. Pas un bruit, pas un chant, qui ne soit un oiseau. Sans doute, au lever du soleil, ce jardin fut baigné de brume, pensais-je, car il restait partout je ne sais quoi d’attendri, de mouillé. Le matin avait d’abord été splendide ; mais, et sans que se fût levé le moindre souffle, le ciel bientôt se tendit de gris. Chaque objet perdit son éclat, sa lourdeur, sa réalité. Je marchais, mais rêveusement. Il me semblait non voir, mais me ressouvenir, ou plutôt : j’avançais, non doutant que ce fussent là choses réelles, mais que ce fût bien moi qui les voyais – tant je me confondais avec elles.
Oumach.
… Le vent s’éleva vers le soir. Nos chevaux ne tirèrent plus qu’avec peine et, dans le sable où les roues du break s’enfonçaient, s’effaçaient aussitôt nos traces. Que ce sable était beau ! Soulevé par les roues il retombait en chevelure blonde ; les roues en y entrant crissaient soyeusement…
À Sidi Okba j’achetai pour dix sous la petite flûte à cinq trous que voici. Dans un couffin, elles étaient plusieurs, en roseau, chacune avec des dessins rouges. Celle que j’achetai était la plus petite, avec les plus simples dessins. Je ne la choisis pas pour ainsi dire ; entre toutes elle seule me plut ; sitôt que je la vis je la désirai violemment.
Elle était de forme précise ; mais lorsque j’en voulus jouer, de ses trous mal percés ne sortirent que des sons discors.
Dimanche.
Le ciel est pur, mais le vent est glacé ; j’ai besoin de plus de chaleur pour éclore.
Nous avons récolté, sur les pentes du roc, de ces fleurs minuscules, sans odeur, sans couleur et sans fragilité. Même leur corolle est ligneuse ; elle se referme au soleil.
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