Sans tige, au ras du sol, on dirait des clous de bois coniformes ; on dirait des patelles de rocher. Oui, le pivot de la racine est aussitôt suivi de la fleur. Elle se tient là, dans l’attente, distincte à peine du sable sec ; puis, à la moindre averse, s’ouvre et paraît pourrie.
Le vide distendu du désert enseigne l’amour du détail.
J’ai cherché l’abri d’un jardin pour écrire ; il souffle un vent glacé, et partout au plein air on grelotte.
Nous avons décidé de partir demain matin. Le pourrai-je ? Parfois et brusquement, telle miette de volupté réveille un arrière-goût si secret que pour m’arracher d’ici je me sens aussitôt sans courage.
Dimanche soir.
Dans le petit jardin, qu’on n’aperçoit pas de la route, où l’on entre en traversant le cabaret – dans ce petit jardin nous nous assîmes. Le soir y tombait lentement.
Là coulait un peu d’eau ; là s’étiolaient quelques fleurs.
Deux maîtres jujubiers, aux deux côtés de nous, formaient cadre à l’endroit frémissant du ciel où achevait de saigner le soleil. Là Bou-Azis vint me rejoindre ; là, comme un chant d’oiseau crépusculaire, le chant de son chalumeau s’éleva. Ce n’était pas le sifflement voilé qu’ici j’avais accoutumé d’entendre ; mais clair, aigu, tendu, déchirant le soir et parfois presque douloureux. Athman avec lui dialoguait.
À chaque vers que celui-ci chantait, la flûte répondait, reprenait, en la frisant un peu, la mélodie. Sur l’air de :
Ma jeunesse s’écoule dans l’exil…
il chanta son premier poème et le second sur :
J’ai frappé à la porte du jardin
Le rossignol m’a dit : entrez ;
La rose m’a ouvert la porte
Et m’a accueilli le jasmin.
Le dernier sur :
J’ai fait un jeûne de plus d’un mois
Pour un seul baiser de sa bouche.
La lune, étroite encore, avançait dans le ciel couleur d’eau ; elle éclairait très faiblement le beau visage de Bou-Azis, j’admirais ses doigts agiles sur le roseau sombre comme la nuit.
Lundi soir.
Tu ne reverras plus, me disais-je, en y trempant mes mains, tu ne reverras plus jamais, et la voici pourtant, cette fontaine, où dans la nuit tu viens t’asseoir.
Là coule une eau presque silencieuse où mes mains entrèrent sans bruit.
J’entends, autour, les bruits errants des choses… Je me souviens… J’y vins un soir au clair de lune. Des palmiers, dans la clarté bleue, ombreusement au-dessus de l’eau s’inclinaient.
Non jamais, jamais me redirai-je, cette eau tranquille – et qui pourtant, là-bas, encore…
LE RETOUR
Tunis, 28 décembre.
Nous avons vainement cherché, sur la colline du Belvédère, ces iris nains, d’un bleu si suavement violacé, qui, hier, entre Constantine et Tunis, par places bordaient à profusion la voie. Que ne les pouvions-nous cueillir ! J’eusse voulu, dans mon jardin normand, tenter d’en acclimater un rhizome, comme je fis cet oignon étrange que je rapportai de la C***, mais qui, depuis deux ans, s’obstine à ne pousser que des feuilles.
Lac de Tunis.
Polders… qui ne devaient qu’à la lumière leur beauté.
De tout temps les plus vagues terrains m’attirèrent.
J’arrivai près du port. Deux Italiens m’emmenèrent en barque. Lentement, longuement nous flottâmes entre les coques des grands vaisseaux. Nous nous courbions pour passer sous les câbles. Il ne soufflait qu’une brise légère ; l’eau du lac était peu profonde ; la terre, par endroits, reparaissait. Un instant notre barque entra de l’avant dans la vase et de l’effort des avirons s’éleva une fade odeur. Des pieux, de place en place ou par alignements, signalaient tels points d’affleurement, je suppose ; ils ne différaient pas beaucoup de ceux qui limitent les parcs d’huîtres en Bretagne, à l’entour de Locmariaquer… Je revis aussitôt ces lieux glauques, et la barque où j’étais devint celle où jadis, plus lentement, plus longuement encore et avec bien plus de délices, je circulais un soir entre les basses îles du Morbihan. C’était l’été ; l’air était chaud, et l’eau de la mer était tiède ; après que le soleil fut couché, sans atterrir, nous nous baignâmes. La mer en cet endroit était très peu profonde et les couleurs du fond rompaient les reflets écailleux du ciel…
Messine, 3 janvier.
Une pluie indiscontinue ternit la côte de Calabre, qui s’éloigne infiniment et parfois jusqu’à disparaître ; on ne voit plus alors dans l’embrasure énorme de la croisée, au-dessus du balcon de pierre que verdit le reflet du contrevent bas – l’on ne voit plus que les vergues de deux navires… Je ne sais pas pourquoi j’écris ceci.
Naples.
De la salle à manger de l’hôtel, très éclairée et pouvant paraître à peu près luxueuse quand on a quelques verres de Falerne dans la tête, on entend à travers les rideaux, par la fenêtre ouverte, la sérénade traditionnelle. Combien une telle musique paraîtrait indécemment affirmative et directe à l’Arabe ! Tout ce que l’âme italienne a de vulgaire, de déclamatoire, de voluptueusement sentimental, s’exagère dans la facile mélodie. Au demeurant, cela chatouille à l’endroit faible, et, pour peu que le printemps s’en mêle, me voilà pris.
Naples.
Entre deux pianos mécaniques, je lis, médite, et regarde la mer. Ah ! que me devient aisément naturel l’éblouissement doux de la splendeur italienne. J’admire avec quelle facilité je cesse de me sentir en voyage. Je songe aux « petites habitudes » que préconise Nietzsche ; celles que l’exilé studieux se construit industrieusement pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, qui le défendent contre l’ennui et qui soutiennent son travail ; celles qui plaisent tant à l’esprit assidu, sitôt que, délivré de toute exigence mondaine et des « obligations » de la société, il n’accepte plus que de soi la contrainte, s’en impose une cependant, et sévère, mais toujours en vue du travail, de manière que la plus stricte est aussi bien la préférée. Née du sentiment de l’exil, il subsiste au travers du travail une sorte d’éveil constant, d’exaltation insoucieuse, par où l’esprit reste attentif, prêt à l’effort, apte aux compréhensions les plus hardies et ne perdant pas un instant le sentiment du prix de l’heure.
Je ne dis pas cela contre Barrès, mais je le pense bien malgré lui.
Rome, du Monte Pincio.
Fin janvier.
Ces toits sont beaux. Le soleil déclinant, qu’un nuage étroit cache pour un instant à ma vue, cependant les éclaire. Il a plu ; des profondeurs des rues monte une brume ; du Janicule une vapeur descend. Me penchant sur la balustrade, accoudé comme Polymnie, dans l’attitude qui fait dire au passant : « C’est un rêveur », je ne rêve point ; je regarde. Les toits plats, qu’a glacés l’averse, luisent. Dans l’humide atmosphère du soir se fond le chaos des maisons ; les rues y semblent des rivières ; les places, des lacs.
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