Anie
Anie
Paris, Ernest Flammarion, Éditeur.
I
Au balcon d’une maison du boulevard Bonne-Nouvelle, en hautes et larges lettres dorées, on lit : Office cosmopolitain des inventeurs ; et sur deux écussons en cuivre appliqués contre la porte qui, au premier étage de cette maison, donne entrée dans les bureaux, cette enseigne se trouve répétée avec l’énumération des affaires que traite l’office : « Obtention et vente de brevets d’invention en France et à l’étranger ; attaque et défense des brevets en tous pays ; recherches d’antériorités ; dessins industriels ; le Cosmopolitain, journal hebdomadaire illustré : M. Chaberton, directeur. »
Qu’on tourne le bouton de cette porte, ainsi qu’une inscription invite à le faire, et l’on est dans une vaste pièce partagée par cages grillées, que divise un couloir central conduisant au cabinet du directeur ; un tapis en caoutchouc (B.S.G.D.G.) va d’un bout à l’autre de ce couloir, et par son amincissement il dit, sans qu’il soit besoin d’autres indications, que nombreux sont ceux qui, happés par les engrenages du brevet d’invention, engagés dans ses laminoirs, passent et repassent par ce chemin de douleurs, sans pouvoir s’en échapper, et reviennent là chaque jour jusqu’à ce qu’ils soient hachés, broyés, réduits en pâte et qu’on ait exprimé d’eux, au moyen de traitements perfectionnés, tout ce qui a une valeur quelconque, argent ou idée. Tant qu’il lui reste un souffle la victime crie, se débat, lutte, et aux guichets des cages derrière lesquels les employés se tiennent impassibles, ce sont des explications, des supplications ou des reproches qui n’en finissent pas ; puis l’épuisement arrive ; mais celle qui disparaît est remplacée par une autre qui subit les mêmes épreuves avec les mêmes plaintes, les mêmes souffrances, la même fin, et celle-là par d’autres encore.
En général les clients du matin n’appartiennent pas à la même catégorie que ceux du milieu de la journée ou du soir.
À la première heure, souvent avant que Barnabé, le garçon de bureau, ait ouvert la porte et fait le ménage, arrivent les fiévreux, les inquiets, ceux que l’engrenage a déjà saisis et ne lâchera plus ; de la période des grandes espérances ils sont entrés dans celle des difficultés et des procès ; ils apportent des renseignements décisifs pour leur affaire qui dure depuis des mois, des années, et va faire un grand pas ce jour-là ; ou bien c’est une nouvelle provision pour laquelle ils sont en retard et qu’ils ont pu enfin se procurer le matin même par un dernier sacrifice ; et, en attendant l’arrivée des employés ou du directeur, ils content leurs douleurs et leurs angoisses à Barnabé qui les enveloppe de flots de poussière soulevés par son balai.
Puis, après ceux-là, c’est l’heure de ceux qui, pour la première fois, tournent le bouton de l’office ; vaguement ils savent que les brevets ou les marques de fabrique doivent protéger leur invention, ou assurer ainsi la propriété de ses produits ; et ils viennent pour qu’on éclaire leur ignorance. Que faut-il faire ? Ils ont toutes les confiances, toutes les audaces, portés qu’ils sont sur les ailes de la fortune ou de la gloire. Ne sont-ils pas sûrs de révolutionner le monde avec leur invention, qui va les enrichir, en même temps qu’elle enrichira tous ceux qui y toucheront ? Et les millions roulent, montent, s’entassent, éblouissants, vertigineux.
– S’il faut prendre un brevet en Angleterre ? dit M. Chaberton répondant à leurs questions ; non seulement en Angleterre, mais aussi en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Europe, en Asie, en Amérique, partout où la législation protectrice des brevets a pénétré. Sans doute la dépense peut être gênante, alors surtout qu’on s’est épuisé dans de coûteux essais ; mais ce n’est pas quand on touche au succès qu’on va le laisser échapper.
Et, sortant de son cabinet, M. Chaberton amène lui-même dans ses bureaux ce nouveau client pour le confier à celui des employés qui guidera ses pas dans la voie de la prise et de l’exploitation d’un brevet.
– Voyez M. Barincq ! Voyez M. Spring ! Voyez M. Jugu.
Et le client admis dans la cage de celui à qui on le confie s’intéresse, ravi, à voir M. Barincq, le dessinateur de l’office, traduire sur le papier les idées plus ou moins vagues qu’il lui explique, ou M. Spring préparer devant lui les pièces si importantes des patentes anglaises ; car, dans l’Office cosmopolitain, on opère sous l’œil du client ; c’est même là une des spécialités de la maison, grâce à M. Spring qui écrit avec une égale facilité le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, ayant roulé par tous les pays avant de venir échouer boulevard Bonne-Nouvelle ; et aussi, grâce à M. Barincq qui sait en quelques coups de crayon bâtir un rapide croquis.
Après une journée bien remplie qui n’avait guère permis aux employés de respirer, les bureaux commençaient à se vider ; il était six heures vingt-cinq minutes, et les clients qui tenaient à voir M. Chaberton lui-même savaient par expérience que, quand la demie sonnerait, il sortirait de son cabinet, sans qu’aucune considération pût le retenir une minute de plus, ayant à prendre au passage l’omnibus du chemin de fer pour s’en aller à Champigny, où, hiver comme été, il habite une vaste propriété dans laquelle s’engloutit le plus gros de ses bénéfices.
Bien que la besogne du jour fût partout achevée, et que Barnabé fût déjà revenu de la poste où il avait été porter le courrier, les employés, derrière leurs grillages, paraissaient tous appliqués au travail : le patron allait passer en jetant de chaque côté des regards circulaires, et il ne fallait pas qu’il pût s’imaginer qu’on ne ferait rien après son départ.
Quand le coup de la demie frappa, il ouvrit la porte de son cabinet, et apparut coiffé d’un chapeau rond, portant sur le bras un pardessus dont la boutonnière était décorée d’une rosette multicolore, sa canne à la main ; un client misérablement vêtu le suivait et le suppliait.
– Barnabé, guettez l’omnibus, dit M. Chaberton.
– C’est ce que je fais, monsieur.
En effet, posté dans l’embrasure d’une fenêtre, le garçon de bureau ne quittait pas des yeux la chaussée, qu’il découvrait au loin jusqu’à la descente du boulevard Montmartre, son regard passant librement à travers les branches des marronniers et des paulownias qui commençaient à peine à bourgeonner.
Cependant le client, sans lâcher M. Chaberton, manœuvrait de façon à lui barrer le passage.
– Tâchez donc, disait-il, de m’obtenir cinq mille francs de MM. Strifler ; ils gagnent plus de cinq cent mille francs par an avec mes brevets ; ils peuvent bien faire cela pour celui qui les leur a vendus.
– Ils répondent qu’ils ont fait plus qu’ils ne devaient.
– Ce n’est pas à vous qu’ils peuvent dire cela ; vous qui avez vu comme ils m’ont saigné à blanc ; qu’ils m’abandonnent ces cinq mille francs, et je renonce à toute autre réclamation ; c’est plus d’un million que je sacrifie.
– Monsieur Barincq, interrompit le directeur, où en est votre bois pour le journal ?
– J’avance, monsieur.
– Il faut qu’il soit fini ce soir.
– Je ne partirai pas sans qu’il soit terminé.
– Je compte sur vous.
– Avec ces cinq mille francs, continuait le client, j’achève mon appareil calorimétrique, qui sera certainement la plus importante de mes inventions ; son influence sur les progrès de notre artillerie peut être considérable : ce n’est pas seulement un intérêt égoïste qui est en jeu, le mien, que vous m’avez toujours vu prêt à sacrifier, c’est aussi un intérêt patriotique.
– Vous vous ferez sauter, mon pauvre monsieur Rufin, avec vos expériences sur les pressions des explosifs en vases clos.
– C’est bien de cela que j’ai souci !
– L’omnibus ! cria le garçon de bureau.
M. Chaberton se dirigea vivement vers la porte, accompagné de son client, et le silence s’établit dans les bureaux, comme si les employés attendaient un retour possible, quelque invraisemblable qu’il fût.
– Emballé, le patron ! cria Barnabé resté à la fenêtre.
Mais tout à coup il poussa un cri de surprise.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Le vieux Rufin monte avec lui pour le raser jusqu’à la gare.
Alors, instantanément, au silence succéda un brouhaha de voix et un tapage de pas, que dominait le chant du coq, poussé à plein gosier par l’employé chargé de la correspondance.
– Taisez-vous donc, monsieur Belmanières, dit le caissier en venant sur le seuil de la pièce qu’il occupait seul, on ne s’entend pas.
– Tant mieux pour vous.
– Parce que ? demanda le caissier qui était un personnage grave, mais simple et bon enfant.
– Parce que, mon cher monsieur Morisette, si vous dîtes des bêtises, comme cela vous arrive quelquefois, on ne se fichera pas de vous.
Morisette resta un moment interloqué, se demandant évidemment s’il convenait de se fâcher, et cherchant une réplique.
– Ah ! que vous êtes vraiment le bien nommé, dit-il enfin après un temps assez long de réflexion.
C’était précisément parce qu’il s’appelait Belmanières que l’employé de la correspondance affectait l’insolence avec ses camarades, cherchant en toute occasion et sans motif à les blesser, afin qu’ils n’eussent pas la pensée de faire allusion à son nom, dont le ridicule ne lui laissait pas une minute de sécurité ; un autre que lui fût peut-être arrivé à ce résultat avec de la douceur et de l’adresse, mais étant naturellement grincheux, malveillant et brutal, il n’avait trouvé comme moyen de se protéger que la grossièreté ; la réplique du caissier l’exaspéra d’autant plus qu’elle fut saluée par un éclat de rire général auquel Spring seul ne prit pas part.
Mais l’amitié ou la bienveillance n’était pour rien dans cette abstention, et si Spring ne riait pas comme ses camarades de la réponse de Morisette, et surtout de la mine furieuse de Belmanières, c’est qu’il était absorbé dans une besogne dont rien ne pouvait le distraire. À peine le patron avait-il été emballé dans l’omnibus, comme disait Barnabé, que Spring, ouvrant vivement un tiroir de son bureau, en avait tiré tout un attirail de cuisine : une lampe à alcool, un petit plat en fer battu, une fiole d’huile, du sel, du poivre, une côtelette de porc frais enveloppée dans du papier et un morceau de pain ; la lampe allumée, il avait posé dessus son plat après avoir versé dedans un peu d’huile, et maintenant il attendait qu’elle fût chaude pour y tremper sa côtelette ; que lui importait ce qui se disait et se faisait autour de lui ? Il était tout à son dîner.
Ce fut sur lui que Belmanières voulut passer sa colère.
– Encore les malpropretés anglaises qui commencent, dit-il en venant appuyer son front contre le grillage de Spring.
– Ce n’était pas des malpropretais, dit celui-ci froidement avec son accent anglais.
– Pour le nez à vo, répondit Belmanières en imitant un instant cet accent, mais pour le nez à moa ; et je dis qu’il est insupportable que le mardi et le vendredi vous nous infectiez de votre sale cuisine.
– Vous savez bien que le mardi et le vendredi je ne peux pas rentrer dîner chez moi, puisque je travaille dans ce quartier.
– Vous ne pouvez pas dîner comme tout le monde au restaurant ?
– No.
L’énergie de cette réplique contrastait avec l’apparente insignifiance de la question de Belmanières, et elle expliquait tout un côté des habitudes mystérieuses de Spring obsédé par une manie qui lui faisait croire que la police russe voulait l’empoisonner. Pourquoi ? Pourquoi la police russe poursuivait-elle un sujet anglais ? Personne n’en savait rien. Rares étaient ceux à qui il avait fait des confidences à ce sujet, et jamais elles n’avaient été jusqu’à expliquer les causes de la persécution dont il était victime ; mais enfin cette persécution, évidente pour lui, l’obligeait à toutes sortes de précautions. C’était pour lui échapper qu’il avait successivement fui tous les pays qu’il avait habités : Odessa, Gènes, Malaga, San-Francisco, Rotterdam, Melbourne, Le Caire, et que maintenant à Paris il déménageait tous les mois pour dépister les mouchards, passant de Montrouge à Charonne, des Ternes, à la Maison-Blanche. Et c’était aussi parce qu’il se sentait enveloppé par cette surveillance, qu’il ne mangeait que les aliments qu’il avait lui-même préparés, convaincu que s’il entrait dans un restaurant, un agent acharné à sa poursuite trouverait moyen de jeter dans son assiette ou dans son verre une goutte de ces poisons terribles dont les gouvernements ont le secret.
– Savez-vous seulement pourquoi vous ne pouvez pas dîner au restaurant ? demanda Belmanières pour exaspérer Spring.
– Je sais ce que je sais.
– Alors, vous savez que vous êtes toqué.
– Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas.
Une voix sortit de la cage située près de la porte, celle de Barincq :
– M. Spring a raison, chacun ses idées.
– Quand elles sont cocasses, on peut bien en rire sans doute.
– Riez-en tout bas.
– Ne perdez donc pas votre temps à faire le Don Quichotte gascon ; vous n’aurez pas fini votre bois et vous arriverez en retard à votre soirée.
Abandonnant la cage de Spring, Belmanières vint se camper au milieu du passage :
– Dites donc, messieurs, vous savez que c’est aujourd’hui que M. Barincq donne à danser dans les salons de la rue de l’Abreuvoir ? Une soirée dansante rue de l’Abreuvoir, à Montmartre, dans les salons de M. Barincq, autrefois inventeur de son métier, présentement dessinateur de l’office Chaberton, en voilà encore une idée cocasse : « M. et Mme Barincq de Saint-Christeau prient M*** de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux le mardi 4 avril à 9 heures. On dansera. » Non, vous savez, ce que c’est drôle ; c’est à se rouler.
– Roulez-vous, dit le caissier, nous serons tous bien aises de voir ça ; ne vous gênez pas.
– Barnabé, balayez donc une place pour que M.
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