Belmanières puisse se rouler.

– Pourquoi ne nous avez-vous pas invités ? demanda Belmanières sans répondre directement.

– On ne pouvait pas vous inviter, vous ? répondit l’employé au contentieux qui jusque-là n’avait rien dit, occupé qu’il était à cirer ses souliers.

– Parce que, monsieur Jugu ?

– Parce que pour aller dans le monde il faut certaines manières.

Un rire courut dans toutes les cages.

Exaspéré, Belmanières se demanda manifestement s’il devait assommer Jugu ; seulement la réplique qu’il fallait pour cela ne lui vint pas à l’esprit ; après un moment d’attente il se dirigea vers la porte avec l’intention de sortir ; mais, rageur comme il l’était, il ne pouvait pas abandonner ainsi la partie ; on l’accuserait de lâcheté, on se moquerait de lui lorsqu’il ne serait plus là ; il revint donc sur ses pas :

– Certainement j’aurais été déplacé dans les salons de M. et madame Barincq de Saint-Christeau, dit-il en prenant un ton railleur ; mais il n’en eût pas été de même de M. Jugu ; et assurément quand Barnabé, qui va ce soir faire fonction d’introducteur des ambassadeurs, aurait annoncé de sa belle voix enrouée : « M. Jugu » il y aurait eu sensation dans les salons, comme il convient pour l’entrée d’un gentleman aussi pourri de chic, aussi pschut ; sans compter que ce haut personnage pouvait faire un mari pour mademoiselle de Saint-Christeau.

– Monsieur, dit Barincq d’une voix de commandement, je vous défends de mêler ma fille à vos sornettes.

– Vous n’avez rien à me défendre ni à m’ordonner ; et le ton que vous prenez n’est pas ici à sa place. Peut-être était-il admissible quand vous étiez M. de Saint-Christeau ; mais maintenant que vous avez perdu votre noblesse avec votre fortune pour devenir simplement le père Barincq, employé de l’office Chaberton ni plus ni moins que moi, il est ridicule avec un camarade qui est votre égal. Quant à votre fille, j’ai le droit de parler d’elle, de la juger, de la critiquer, même de me ficher d’elle...

– Monsieur !

– Oui, mon bonhomme, de me ficher d’elle, de la blaguer... puisqu’elle est une artiste. Quand par suite de malheurs, ils sont connus ici vos malheurs, on laisse sa fille fréquenter l’atelier Julian, et exposer au Salon des petites machines pas méchantes du tout, pour lesquelles on mendie une récompense de tous les côtés, on n’a pas de ces fiertés-là.

– Taisez-vous ; je vous dis de vous taire.

L’accent aurait dû avertir Belmanières qu’il serait sage de ne pas continuer ; mais, avec le rôle de provocateur qu’il prenait à chaque instant, obéir à cette injonction eût été reculer et abdiquer ; d’ailleurs une querelle ne lui faisait pas peur, au contraire.

– Non, je ne me tairai pas, dit-il ; non, non.

– Vous nous ennuyez, cria Morisette.

– Raison de plus pour que je continue ; il est 6 heures 52 minutes, vous en avez encore pour huit minutes, puisqu’il n’y en a pas un seul de vous assez résolu pour déguerpir avant que 7 heures n’aient sonné. C’est Anie, n’est-ce pas, qu’elle se nomme votre fille, monsieur Barincq ?

Barincq ne répondit pas.

– En voilà un drôle de nom. Vous vous êtes donc imaginé, quand vous le lui avez donné, que c’est commode un nom qui commence par Anie. Anie, quoi ? Anisette ? Alors ce serait un qualificatif de son caractère. Ou bien Anicroche qui serait celui de son mariage.

– Il y a encore autre chose qui commence par ani, interrompit un employé qui n’avait encore rien dit.

– Quoi donc ?

– Il y a animal qui est votre nom à vous.

– Monsieur Ladvenu, vous êtes un grossier personnage.

– Vraiment ?

– Il y a aussi animosité, dit Morisette, qui est le qualificatif de votre nature ; ne pouvez-vous pas laisser vos camarades tranquilles, sans les provoquer ainsi à tout bout de champ ; c’est insupportable d’avoir à subir tous les soirs vos insolences, que vous trouvez peut-être spirituelles, mais qui pour nous, je vous le dis au nom de tous, sont stupides.

Précisément parce que tout le monde était contre lui, Belmanières voulut faire tête :

– Il y a aussi animation, continua-t-il en poursuivant son idée avec l’obstination de ceux qui ne veulent jamais reconnaître qu’ils sont dans une mauvaise voie ; et c’est pour cela que je regrette de n’avoir pas été invité rue de l’Abreuvoir, j’aurais été curieux de voir une jeune personne qui se coiffe d’un béret bleu quand elle va à son atelier, ce qui indique tout de suite du goût et de la simplicité, manœuvrer ce soir pour pêcher un mari...

Brusquement la porte de Barincq s’ouvrait, et, avant que Belmanières revenu de sa surprise eût pu se mettre sur la défensive, il reçut en pleine figure un furieux coup de poing qui le jeta dans la cage de Jugu.

– Je vous avais dit de vous taire, s’écria Barincq.

Tous les employés sortirent précipitamment dans le passage, et, avant que Belmanières ne se fût relevé, se placèrent entre Barincq et lui.

Mais cette intervention ne paraissait pas bien utile, Belmanières n’ayant évidemment pas plus envie de rendre la correction qu’il avait reçue que Barincq de continuer celle qu’il avait commencée.

– C’est une lâcheté, hurlait Belmanières, entre collègues ! entre collègues ! sans prévenir.

Et du bras, mais à distance, il menaçait ce collègue, en se dressant et en renversant sa tête en arrière : évidemment il eut pu être redoutable pour son adversaire, et, trapu comme il l’était, carré des épaules, solidement assis sur de fortes jambes, âgé d’une trentaine d’années seulement, il eût eu le dessus dans une lutte avec un homme de tournure plus leste que vigoureuse ; mais cette lutte il ne voulait certainement pas l’engager, se contentant de répéter :

– C’est une lâcheté ! Un collègue !

– Vous n’avez que ce que vous méritez, dit Morisette, M. Barincq vous avait prévenu.

Spring seul n’avait pas bougé ; quand il eut avalé le morceau qu’il était en train de manger, il sortit à son tour de son bureau, vint à Barincq, et, lui prenant la main, il la secoua fortement :

– All right, dit-il.

Aussitôt les autres employés suivirent cet exemple et vinrent serrer la main de Barincq.

– N’étaient vos cheveux gris, disait Belmanières de plus en plus exaspéré, je vous assommerais.

– Ne dites donc pas de ces choses-là, répondit Morisette, on sait bien que vous n’avez envie d’assommer personne.

– Insulter, oui, dit Ladvenu ; assommer, non.

– Vous êtes des lâches, vociféra Belmanières, de vous mettre tous contre moi.

– Dix manants contre un gentilhomme, dit Jugu en riant.

– Allons, gentilhomme, rapière au vent, cria Ladvenu.

Belmanières roulait des yeux furibonds, allant de l’un à l’autre, cherchant une injure qui fût une vengeance ; à la fin, n’en trouvant pas d’assez forte, il ouvrit la porte avec fracas :

– Nous nous reverrons, s’écria-t-il en les menaçant du poing.

– Espérons-le, ô mon Dieu !

– Quel chagrin ce serait de perdre un collègue aimable comme vous !

– Tous nos respects.

– Prenez garde à l’escalier.

Ces mots tombèrent sur lui drus comme grêle avant qu’il eût fermé la porte.

– Messieurs, je vous demande pardon, dit Barincq quand Belmanières fut parti.

– C’est nous qui vous félicitons.

– En entendant parler ainsi de ma fille, je n’ai pas été maître de moi ; m’attaquant dans ma tendresse paternelle, il devait savoir qu’il me blessait cruellement.

– Il le savait, soyez-en sûr, dit Jugu.

– Seulement je suppose, dit Spring la bouche pleine, qu’il n’avait pas cru que vous iriez jusqu’au coup de poing.

– Et voilà pourquoi nous ne pouvons que vous approuver de l’avoir donné, dit Morisette, à qui ses fonctions et son âge conféraient une sorte d’autorité ; espérons que la leçon lui profitera.

– Si vous comptez là-dessus, vous êtes naïf, dit Ladvenu ; le personnage appartient à cette catégorie dont on rencontre des types dans tous les bureaux, et qui n’ont d’autre plaisir que d’embêter leurs camarades ; celui-là nous a embêtés et nous embêtera tant que nous n’aurons pas, à tour de rôle, usé avec lui du procédé de M. Barincq.

– Moi, je n’approuve pas le coup de poing, dit Jugu.

– Elle est bien bonne.

– Je parle en me mettant à la place de M. Barincq.

– J’aurais cru que c’était en vous mettant à celle de Belmanières.

– Expliquez-vous, philosophe.

– Ça agite la main, et cela ne va pas aider M. Barincq pour finir son bois.

Le premier coup de 7 heures qui sonna au cartel interrompit ces propos ; avant que le dernier eût frappé, tous les employés, même Spring, étaient sortis, et il ne restait plus dans les bureaux que Barincq, qui s’était remis au travail, pendant que Barnabé allumait un bec de gaz et achevait son ménage à la hâte, pressé, lui aussi, de partir.

Il fut bientôt prêt.

– Vous n’avez plus besoin de moi, monsieur Barincq ?

– Non ; allez-vous-en, et dînez vite ; si vous arrivez à la maison avant moi, vous expliquerez à madame Barincq ce qui m’a retenu, et lui direz qu’en tous cas je rentrerai avant 8 heures et demie.

– N’allez pas vous mettre en retard, au moins.

– Il n’y a pas de danger que je fasse ce chagrin à ma fille.

 

 

II

 

Il croyait avoir du travail pour trois quarts d’heure, en moins d’une demi-heure il eut achevé son dessin, et quitta les bureaux à 7 heures et demie. Comme avec les jarrets qu’il devait à son sang basque il pouvait faire en vingt minutes la course du boulevard Bonne-Nouvelle au sommet de Montmartre, il ne serait pas trop en retard. Par le boulevard Poissonnière, le faubourg Montmartre, il fila vite, ne ralentit point le pas pour monter la rue des Martyrs, et escalada en jeune homme les escaliers qui grimpent le long des pentes raides de la butte.

C’est tout au haut que se trouve la rue de l’Abreuvoir, qui, entre des murs soutenant le sol mouvant de jardins plantés d’arbustes, descend par un tracé sinueux sur le versant de Saint-Denis. Le quartier est assez désert, assez sauvage pour qu’on se croie à cent lieues de Paris. Cependant la grande ville est là, au-dessous, à quelques pas, tout autour au loin, et quand on ne l’aperçoit pas par des échappées de vues qu’ouvre tout à coup entre les maisons, une rue faisant office de télescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond comme celui de la mer, et dans ses fumées, de quelque côté que les apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur.

Dans un de ces jardins s’élèvent un long corps de bâtiment divisé en une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentées quelques maisonnettes d’une simplicité d’architecture qui n’a de comparable que celles qu’on voit dans les boîtes de jouets de bois pour les enfants : un cube allongé percé de trois fenêtres au rez-de-chaussée, au premier étage, un toit en tuiles, et c’est tout. Des bosquets de lilas les séparent les unes des autres en laissant entre elles quelques plates-bandes, et un chemin recouvert de berceaux de vigne les dessert suivant les mouvements du terrain ; chacune a son jardinet ; toutes jouissent d’un merveilleux panorama, – leur seul agrément ; celui qui détermine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux à gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isolés de Paris que s’ils habitaient Rouen ou Orléans.

Une de ces maisonnettes était celle de la famille Barincq, mais les charmes de la vue n’étaient pour rien dans le choix que leur avaient imposé les duretés de la vie. Ruinés, expropriés, ils se trouvaient sans ressources, lorsqu’un ami que leur misère n’avait pas éloigné d’eux avait offert la gérance de cette propriété à Barincq, avec le logement dans l’une de ces maisonnettes pour tout traitement ; et telle était leur détresse qu’ils avaient accepté ; au moins c’était un toit sur la tête ; et, avec quelques meubles sauvés du naufrage, ils s’étaient installés là, en attendant, pour quelques semaines, quelques mois.

Semaines et mois s’étaient changés en années, et depuis plus de quinze ans ils habitaient la rue de l’Abreuvoir, sans savoir maintenant s’ils la quitteraient jamais.

Et cependant, à mesure que le temps s’écoulait, les inconvénients de cet isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le père qu’une longue course n’effrayait pas, au moins pour la fille. Quand elle n’était qu’une enfant, peu importait qu’ils fussent isolés de Paris ; elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler à la terre, bêcher, ratisser, faire de l’exercice en plein air, avec un horizon sans bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l’esprit, tandis que sa mère la surveillait en rêvant un avenir de justes compensations que la fortune ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son père, revenu du bureau, la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le dessin, la musique, elle n’avait pas besoin d’autres maîtres ; son éducation se poursuivait sans qu’elle connût les tristesses et les dégoûts de la pension ou du couvent.

Mais il était arrivé un moment où les leçons paternelles ne suffisaient plus ; il fallait se préparer à gagner sa vie, et que ce qui avait été jusque-là agrément devint métier. Elle était entrée dans l’atelier Julian, et chaque jour, par quelque temps qu’il fît, pluie, neige, verglas, elle avait dû descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins glissants ou boueux, jusqu’au passage des Panoramas. Longue était la course, plus dure encore. Son père la conduisait d’une main, la couvrant de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l’autre portant le petit panier dans lequel était enveloppé le déjeuner qu’elle mangerait à l’atelier : deux œufs durs, ou bien une tranche de viande froide, un morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent à son bureau, il ne pouvait pas toujours la ramener ; alors elle revenait seule.

Quel souci et quelle inquiétude pour un père et une mère élevés avec des idées bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de Paris ; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant par la séduction de ses vingt ans que par l’originalité de la tenue qu’elle avait adoptée, sans que ni l’un ni l’autre eussent l’énergie de la lui interdire : une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le nœud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un gilet, et pour coiffure un béret, ce béret que Belmanières lui avait reproché.

Sans doute, ce costume qui s’écartait des banalités de la mode était bien original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait passer nulle part inaperçue ; mais comment le lui défendre ! La mère était fière de la voir ainsi habillée et trouvait qu’aucune fille n’était comparable à la sienne ; le père, ému. N’était-ce pas, en effet, à quelques modifications près, pour le féminiser, le costume du pays natal ? quand il la regardait à quelques pas devant lui, svelte et dégagée, marcher avec la souplesse et la légèreté qui sont un trait de la race, son cœur s’emplissait de joie, et il ne pouvait pas la gronder parce qu’elle était fidèle à son origine : il avait voulu qu’elle s’appelât Anie qui était depuis des siècles le nom des filles aînées dans sa famille maternelle, et à Paris Anie était une sorte de panache tout comme le béret bleu.

Ce n’était pas seulement cette course du matin et du soir qui rendait la rue de l’Abreuvoir difficile à habiter, c’était aussi l’isolement dans lequel elle plaçait la mère et la fille pour tout ce qui était relations et invitations.