Pour qu’il recueille cette fortune entière, il faut qu’elle lui soit léguée par testament, et ce testament n’est possible en sa faveur que s’il est un étranger et non un enfant naturel reconnu.

– Je ne savais pas cela du tout.

– N’en sois pas surpris ; quand la loi s’occupe des enfants naturels, adultérins ou incestueux, elle est pleine d’obscurité, de lacunes, de trous ou de traquenards au milieu desquels ceux dont c’est le métier d’interpréter le Code ont souvent bien du mal à se débrouiller. Donc, selon moi, ton frère, faisant son testament, renonçait à reconnaître le capitaine pour son fils.

– Et la conclusion de ton raisonnement était que le désir de laisser toute sa fortune au capitaine le guidait ?

– En effet, la logique conduisait à cette conclusion.

– Soupçonnes-tu les raisons pour lesquelles il t’a repris son testament ?

– Elles sont de plusieurs sortes, mais les unes comme les autres ne reposent que sur des hypothèses.

– Puisque tu les as examinées, trouves-tu quelque inconvénient à me les dire ?

– Nullement.

– Tu admets, n’est-ce pas, qu’elles nous intéressent assez pour que je te les demande ?

– Je crois bien.

– Depuis longtemps, j’étais habitué à l’idée que Gaston laisserait sa fortune au capitaine, mais ce que tu viens de m’apprendre me montre que les choses ne sont pas telles que je les imaginais, notamment pour la paternité que je croyais certaine ; les conditions sont donc changées.

– Après avoir été trop loin dans un sens, ne va pas trop vite maintenant dans un sens opposé.

– Je n’irai que jusqu’où tu me diras d’aller. La vie m’a été trop dure pour que je me laisse emballer ; et je puis t’affirmer, avec une entière sincérité, qu’en ce moment même je suis plus profondément ému par le chagrin que me cause la mort de Gaston, que je ne suis troublé par la pensée de son héritage. Certainement je ne suis pas indifférent à cet héritage sur lequel j’ai bien quelques droits, quand ce ne seraient que ceux auxquels j’ai renoncé, mais enfin je suis frère beaucoup plus qu’héritier, fais-moi l’honneur de le croire.

– C’est justement sur ces droits dont tu parles que repose une des hypothèses qui soit présentée, quand je me suis demandé pourquoi Gaston me reprenait son testament. Je puis te dire que depuis votre rupture je ne suis pas resté sans parler de toi avec ton frère. Dans les premières années cela était difficile, je t’ai expliqué pourquoi : colère encore vivante, rancune exaspérée par les embarras d’argent, échéances des sommes à payer. Mais quand tout a été payé, quand le souvenir des embarras d’argent s’est effacé, ton nom n’a plus produit le même effet d’exaspération, j’ai pu le prononcer, ainsi que celui de ta fille, et représenter incidemment, sans appuyer, bien entendu, qu’il serait fâcheux qu’elle ne pût pas se marier, uniquement parce qu’elle n’avait pas de dot.

– Tu as agi en ami, et je t’en remercie de tout cœur.

– En honnête homme, en honnête notaire qui doit éclairer ses clients, même lorsqu’ils ne le lui demandent pas, et les guider dans la bonne voie, vers le vrai et le juste. Or pour moi la justice voulait que vous ne fussiez pas entièrement frustrés d’un héritage sur lequel vous aviez des droits incontestables. Est-ce pour modifier son testament dans ce sens que Gaston me l’a repris ? Cela est possible.

– Évidemment.

– Sans doute ; et j’aime d’autant plus à m’arrêter à cette hypothèse quelle est consolante, et que sa réalisation serait honorable pour la mémoire de ton frère en même temps qu’elle vous serait favorable. Mais il faut bien se dire qu’elle n’est pas la seule. Si ton frère a voulu modifier son testament qui, sous sa première forme, n’était pas en ta faveur, je le crains, et y ajouter de nouvelles dispositions pour te donner, à toi ou à ta fille, ce qu’il vous devait, il peut aussi l’avoir modifié dans un sens tout opposé, comme il peut aussi l’avoir tout simplement supprimé.

– Y a-t-il dans ses relations avec le capitaine quelque chose qui te puisse faire croire à cette suppression ?

– Rien du tout, et même je dois dire que ces relations sont devenues plus suivies qu’elles n’étaient quand Sixte passé capitaine a été nommé officier d’ordonnance du général Harraca qui commande à Bayonne, ce qui lui a permis de venir à Ourteau très souvent ; j’ajoute encore que ce choix a été inspiré par Gaston qui était l’ami du général.

– Alors cette hypothèse de la suppression du testament est peu vraisemblable ?

– Sans doute ; mais cela ne veut pas dire qu’il faille l’écarter radicalement. Je t’ai expliqué que Gaston avait toujours eu des doutes sur sa paternité, ce qui fait que, dans ses rapports avec l’enfant de Léontine Dufourcq, il a varié entre l’affection et la répulsion ; en certains moments, plein de tendresse pour son fils, dans d’autres ne regardant qu’avec horreur ce fils d’Arthur Burn. Qui sait si le jour où il m’a redemandé le testament, il n’était pas dans un de ces moments d’horreur ? Une disposition morale peut aussi bien avoir provoqué cette horreur qu’une découverte décisive par témoignage, lettre ou toute autre information à laquelle il aurait ajouté foi.

– Mais ses relations avec le capitaine ne permettent pas cette supposition, me semble-t-il ?

– Le capitaine n’est pas venu au château depuis que Gaston m’a redemandé son testament ; et, ce jour-là, pendant les quelques minutes que ton frère est resté dans ce cabinet d’où il semblait pressé de sortir, je l’ai trouvé très troublé : tu vois donc qu’il faut admettre cette supposition, si peu sérieuse qu’elle puisse paraître, comme il faut admettre tout, même que le capitaine va nous arriver avec un bon testament en poche.

– J’admets cela très bien.

– En tout cas, nous serons bientôt fixés. Pour plus de sûreté, j’ai fait, à ta requête, apposer les scellés ; nous les lèverons dans trois jours, et alors nous trouverons le testament, s’il y en a un. En attendant, en ta qualité de plus proche parent, tu vas être le maître dans ce château. C’est en ton nom que j’ai tout ordonné, depuis le service à l’église jusqu’au dîner commandé pour recevoir convenablement ceux des invités qui, venant de loin, n’auraient rien trouvé à Ourteau, particulièrement vos parents d’Orthez, de Mauléon et de Saint-Palais qui, certainement, vont arriver d’un moment à l’autre.

– Laisse-moi te remercier encore une fois ; tu as agi dans ces tristes circonstances comme un parent.

– Simplement comme un notaire.

– Il n’y en a plus de ces notaires.

– Aux environs de Paris, on dit cela, peut-être, mais je t’assure que chez nous il s’en trouve qui sont les amis de leurs clients. Puisque ce mot est dit, veux-tu me permettre d’en ajouter un autre ?

Il parut embarrassé.

– Parle donc.

– Le voilà, dit-il en ouvrant un des tiroirs de son bureau, c’est que si pour tenir ton rang tu avais besoin d’une certaine somme, je suis à ta disposition.

– Je te remercie.

– Ne te gêne pas ; cela peut être facilement imputé au compte de la succession.

– Je suis touché de ta proposition, mon cher Rébénacq, mais j’espère n’avoir pas à te mettre à contribution.

– En tout cas, tu ne refuseras pas de prendre une tasse de café au lait avec moi ; après une nuit passée en chemin de fer, tu es venu à pied de Puyoo, pense que la cérémonie se prolongera tard.

La tasse de café acceptée, le notaire voulut que le petit clerc portât la valise de son ancien camarade.

– Si je ne t’accompagne pas, dit-il, c’est que je pense que je serais importun ; l’expérience m’a appris malheureusement qu’à vouloir distraire notre chagrin, le plus souvent on l’exaspère. À bientôt.

 

 

X

 

Un peu après dix heures on vint prévenir Barincq que les invités commençaient à arriver, et il dut descendre au rez-de-chaussée.

Il avait eu le temps de s’habiller, et, quand il entra dans le grand salon, ce n’était plus le dessinateur de l’Office cosmopolitain ployé et déprimé par vingt années d’un dur travail ; sa taille s’était redressée, sa tête levée, et, si son visage portait dans l’obliquité des sourcils et l’abaissement des coins de la bouche l’empreinte d’une douleur sincère, cette douleur même l’avait ennobli : plus de soucis immédiats, plus d’inquiétudes agaçantes, mais des préoccupations plus hautes, plus dignes.

C’étaient des parents qui l’attendaient, des cousins du pays basque et du Béarn, les uns de Mauléon et de Saint-Palais portant le nom de Barincq ; les autres les Pédebidou d’Orthez. Autrefois ses camarades d’enfance, ses amis de jeunesse, ils ne l’avaient pas vu depuis vingt-cinq ou trente ans ; mais ils connaissaient l’histoire de sa vie et de ses luttes ; aussi, quand ils avaient appris par les domestiques sa présence au château, n’avaient-ils pas été sans éprouver une certaine inquiétude aussi bien dans leur fierté de personnages considérés que dans leur prudence provinciale de gens intéressés, ce qu’ils étaient tous les uns et les autres.

– Avait-il seulement des souliers aux pieds, le pauvre diable ?

– Et, d’autre part, à quelles demandes d’argent n’allaient-ils pas être exposés ?

Les plaintes si souvent répétées de Gaston pendant ces vingt dernières années n’étaient pas oubliées ; et, en se rappelant comme il avait été exploité par son frère, on s’était invité, réciproquement, à se tenir sur la réserve et la défensive : cousin, on l’était, sans doute ; mais c’est une parenté assez éloignée pour qu’elle ne crée, Dieu merci, ni devoirs ni liens.

Il y eut de la surprise quand on le vit entrer dans le salon les pieds chaussés comme tout le monde et non de bottes éculées de Robert Macaire. À la vérité les volets ne laissaient pénétrer qu’une clarté douteuse, mais celle qui tombait des impostes suffisait cependant pour montrer que son habit n’était pas honteux, et qu’il portait des gants avouables. Alors un changement de sentiments se produisit instantanément ; et toutes les mains se tendirent pour serrer les siennes.

– Comment vas-tu ?

– Et ta femme ?

– N’as-tu pas une fille ?

– Elle s’appelle Anie.

– Alors tu as gardé les traditions de la famille.

– Et le souvenir du pays.

De nouveau, les mains s’étreignirent.

Le revirement fut si complet, qu’après avoir exprimé des regrets pour la brouille survenue entre les deux frères, on en vint à blâmer Gaston qui avait persisté dans sa rancune.

– C’était là une des faiblesses de son caractère, dit l’un des Barincq de Mauléon.

– Les relations de famille doivent reposer sur l’indulgence, dit un autre.

– Cette indulgence doit être réciproque, appuya l’aîné des Pédebidou.

Ce n’est pas seulement sur l’indulgence que ces relations doivent reposer, c’est aussi sur la solidarité. En vertu de ce principe, deux des cousins, ceux à qui leur âge et leur position donnaient l’autorité la plus haute, l’attirèrent dans un coin du salon.

– Tu sais les relations qui existaient entre ton frère et un certain capitaine de dragons ?

– J’ai vu Rébénacq.

Tous deux en même temps, lui prirent les mains, l’un la gauche, l’autre la droite, et les serrèrent fortement.

– Qu’on établisse ses bâtards, dit l’un, rien de plus juste ; je blâme les pères qui, dans notre position, laissent leurs enfants naturels devenir les fils des vagabonds, les filles des gueuses, mais qu’on fasse cet établissement au détriment de la famille légitime, c’est ce que je n’admets pas.

– C’est ce que nous blâmons, dit l’autre.

– Crois bien que nous sommes avec toi, et que nous te plaignons.

– Sois certain aussi que tu peux compter sur nous, pour montrer à cet intrigant le mépris que nous inspirent ses manœuvres.

De nouveaux arrivants interrompirent cet entretien intime, il fallut revenir à la cheminée, et les recevoir, leur tendre la main, trouver un mot à leur dire.

C’était la troisième fois qu’à cette place il assistait à ce défilé de parents, d’amis, de voisins ou d’indifférents, qui constitue le personnel d’un bel enterrement : la première pour sa mère quand il était encore enfant ; la seconde pour son père, à la gauche de son frère, et maintenant tout seul, pour celui-ci : même obscurité, même murmure de voix étouffées, même tristesse des choses dans ce salon, où rien n’avait changé, et où les vieux portraits sombres qui faisaient des taches noires sur les verdures pâlies, et qu’il avait toujours vus, semblaient le regarder comme pour l’interroger.

Parmi ceux qui passaient et lui tendaient la main, il y en avait peu dont il retrouvât le nom : il est vrai que, pour la plupart, ces physionomies évoquaient des souvenirs, mais lesquels ? c’était ce que sa mémoire hésitante et troublée ne lui disait pas assez vite.

Il lui sembla qu’un mouvement se produisait dans les groupes formés çà et là, et que les têtes se tournaient de ce côté ; instinctivement il suivit ces regards, et vit entrer un officier.

– C’est le capitaine, dit un des cousins.

Après un regard circulaire jeté rapidement dans le salon pour se reconnaître, le capitaine s’avança vers la cheminée ; en grande tenue, le sabre au crochet, appuyé sur ses aiguillettes, le casque dans le bras gauche, il marchait sans paraître faire attention aux yeux ramassés sur lui.

– Tu vois, aucune ressemblance, dit à voix basse le même cousin qui l’avait annoncé.

Mais cette non-ressemblance ne lui parut pas du tout frappante comme le prétendait le cousin ; au reste, il n’eut pas le temps de l’examiner : arrivé devant eux, le capitaine s’inclinait, et il allait se retirer sans qu’aucun des parents eût répondu à son salut autrement que par un court signe de tête, quand, dans un mouvement de protestation en quelque sorte involontaire, Barincq avança la main ; le capitaine alors avança la sienne, et ils échangèrent une légère étreinte.

– Tu lui as donné la main, dit un des Barincq quand le capitaine se fut éloigné.

– Comme à tous les invités.

– Tu n’as donc pas vu ses pattes d’argent et ses aiguillettes ?

– Quelles pattes ?

– Sur son dolman ; ses épaulettes, si tu aimes mieux.

– Eh bien, qu’importent ces pattes !

Ce cousin, qui avait quitté l’armée pour se marier, et qui était au courant des usages militaires, haussa les épaules :

– On ne porte pas la grande tenue à l’enterrement d’un ami, dit-il, mais simplement le képi et les pattes noires. S’il l’a revêtue aujourd’hui, c’est pour afficher ses droits et crier sur les toits qu’il se prétend le fils de Gaston.

Bien que ces observations se fussent échangées à voix basse, elles n’avaient pas pu passer inaperçues, et, tandis que les uns se demandaient ce qu’elles pouvaient signifier, les autres examinaient le capitaine avec curiosité ; on avait vu l’accueil plus que froid des cousins, la poignée de main du frère, et l’on était dérouté. L’entrée du notaire Rébénacq amena une diversion. Puis de nouveaux arrivants se présentèrent, et ce fut bientôt une procession. Alors, le salon s’emplissant, ceux qui étaient entrés les premiers cédèrent la place aux derniers, et l’on se répandit dans le jardin où l’on trouvait plus de liberté, d’ailleurs, pour causer et discuter.

– Vous avez vu que M. Barincq a tendu la main au capitaine Sixte ?

– Pouvait-il ne pas la lui donner ?

– Dame ! ça dépend du point de vue auquel on se place.

– Justement. Si le capitaine est le fils de M. de Saint-Christeau, il est, quoi qu’on veuille, le neveu de M. Barincq, et, dès lors, c’est bien le moins que celui-ci tende la main au fils de son frère ; s’il ne l’est pas, et ne vient à cet enterrement que pour s’acquitter de ses devoirs envers un homme qui fut son protecteur, il me paraît encore plus difficile que la famille de celui à qui on rend un hommage lui refuse la main.

– Même s’il s’est fait léguer une fortune dont il frustre la famille ?

– Alors je trouverais que M.