Barincq n’en a été que plus crâne.
– Ses cousins l’ont blâmé.
– À cause de la patte blanche.
Et ceux qui connaissaient le cérémonial militaire eurent le plaisir d’en enseigner les lois à ceux qui les ignoraient ; cela fournit un sujet de conversation jusqu’au moment où le clergé arriva pour la levée du corps.
– Quelle place allait occuper le capitaine dans le convoi ?
Ce fut la question que les curieux se posèrent : si la tenue du capitaine était une affirmation, cette place pouvait en être une autre.
Tandis que la famille prenait la tête, le capitaine se mêla à la foule, au hasard, et ce fut dans la foule aussi qu’il se plaça à l’église, sans que rien dans son attitude montrât qu’il attachait de l’importance à un rang plutôt qu’à un autre : les parents occupaient dans le chœur le banc drapé de noir qui, depuis de longues années, appartenait aux Saint-Christeau, lui restait dans la nef confondu avec les autres assistants.
Mais, comme il était au bout d’une travée et faisait face à ce banc, d’autre part comme son uniforme tranchant sur les vêtements noirs tirait les regards, chaque fois que Barincq levait les yeux, il le trouvait devant lui, et alors il ne pouvait pas ne pas l’examiner pendant quelques secondes ; sa pensée était obsédée par le mot de son cousin : « aucune ressemblance ».
Si le capitaine était moins grand que Gaston, comme lui il était de taille bien prise, bien découplée, élégante, souple ; et comme lui aussi il avait la tête fine, régulière, avec le nez fin et droit ; enfin comme lui aussi il avait les cheveux noirs ; mais, tandis que la barbe de Gaston était noire et son teint bistré, la moustache du capitaine était blonde et son teint rosé ; c’était cela surtout qui formait entre eux la différence la plus frappante, mais cette différence ne paraissait pas assez forte pour qu’on pût affirmer qu’il n’existait entre eux aucune ressemblance ; assurément il n’était pas assez près de Gaston pour qu’on s’écriât : « C’est son fils ! » mais d’un autre côté il n’en était pas assez loin non plus pour qu’on s’écriât qu’il ne pouvait y avoir aucune parenté entre eux ; l’un avait été un élégant cavalier dans sa jeunesse, l’autre était un bel officier ; l’un appartenait au type franchement noir, l’autre mêlait dans sa personne le noir au blond ; voilà seulement ce qui, après examen, apparaissait comme certain, le reste ne signifiait rien ; et franchement on ne pouvait pas là-dessus s’appuyer pour bâtir ou démolir une filiation.
Depuis l’incident de la main donnée au capitaine, une question préoccupait Barincq : devait-il ou ne devait-il pas inviter le capitaine au déjeuner qui suivrait la cérémonie ? Et s’il trouvait des raisons pour justifier cette invitation, celles qui, après le blâme de ses cousins, la rendaient difficile, ne manquaient pas non plus.
Heureusement au cimetière, c’est-à-dire au moment où il fallait se décider, Rébénacq lui vint en aide :
– Comme la présence du capitaine à votre table serait gênante pour vous, autant que pour lui peut-être, veux-tu que je l’emmène à la maison ? Cela vous tirera d’embarras.
C’était « nous tirera d’embarras » que le notaire aurait dû dire, car sa position au milieu de ces héritiers possibles était délicate pour lui aussi.
Si l’amitié, de même qu’un sentiment de justice, lui faisaient souhaiter que l’héritage de Gaston revint à son ancien camarade, d’autre part les intérêts de son étude voulaient que ce fût au capitaine. Héritier de son frère, Barincq conserverait sans aucun doute le château et ses terres pour les transmettre plus tard à sa fille comme bien de famille. Au contraire, le capitaine qui n’aurait pas des raisons de cet ordre pour garder le château, et qui même en aurait d’excellentes pour vouloir s’en débarrasser, le vendrait, et cela entraînerait une série d’actes fructueux qui, au moment où il pensait à se retirer des affaires, grossirait bien à propos les produits de son étude. Dans ces conditions, il importait donc de manœuvrer assez adroitement entre celui qui pouvait être l’héritier et celui qui avait tant de chances pour être légataire, de façon à conserver des relations aussi bonnes avec l’un qu’avec l’autre ; de là son idée d’invitation qui d’une pierre faisait deux coups : il rendait service à Barincq dans une circonstance délicate ; et en même temps il montrait de la politesse et de la prévenance envers le capitaine, qui certainement, devait être blessé de l’accueil qu’il avait trouvé auprès de la famille.
XI
Ce fut seulement à une heure avancée de l’après-midi que les derniers invités quittèrent le château ; et les cousins ne partirent pas sans échanger avec Barincq de longues poignées de main accompagnées de souhaits chaleureux :
– Nous sommes avec toi.
– Compte sur nous.
– Jamais je n’admettrai que Gaston ait pu t’enlever un héritage qui t’appartient à tant de titres.
– C’est au moment de la mort qu’on répare les faiblesses de sa vie.
– Si Gaston a pu à une certaine heure faire le testament dont parle Rébénacq, certainement il l’a détruit.
– C’est pour cela et non pour autre chose qu’il l’a repris.
– À la levée des scellés ne manque pas de nous envoyer des dépêches.
– Tu nous amèneras ta fille.
– Nous la marierons dans le pays.
Enfin il fut libre de s’occuper des siens et d’écrire à sa femme une lettre pour compléter son télégramme du matin, dans lequel il avait pu dire seulement qu’il était retenu au château par des affaires importantes. Dans sa lettre il expliqua ce qu’était cette affaire importante, et, sans répéter les espérances de ses cousins, il dit au moins les suppositions de Rébénacq ; un fait était certain : pour le moment il n’y avait pas de testament ; l’inventaire en ferait-il trouver un ? c’était ce que personne ne pouvait affirmer ni même prévoir en s’appuyant sur de sérieuses probabilités ; pour lui, il n’avait pas d’opinion, il ne concluait pas ; c’était trois jours à attendre.
Quand il eut achevé cette longue lettre, le soir tombait, un de ces soirs doux et lumineux propres à ce pays où si souvent la nature semble s’endormir dans une poétique sérénité, et n’ayant plus rien à faire il sortit, laissant ses pas le porter où ils voudraient.
Ce fut simplement dans le parterre joignant immédiatement le château, et il y demeura, prenant un plaisir mélancolique à rechercher les plantes qui avaient été les amies de ses années d’enfance, et qu’il retrouvait telles qu’elles étaient cinquante ans auparavant, sans qu’aucun changement eût été apporté dans leur culture ou dans leur choix par des jardiniers en peine de la mode ; dans les bordures de buis taillées en figures géométriques c’était toujours la même ordonnance de vieilles fleurs : primevères, corbeilles d’or et d’argent, juliennes, ancolies, ravenelles, giroflées, jacinthes, anémones, renoncules, tulipes ; et en les regardant dans leur épanouissement, en respirant leur parfum printanier qui s’exhalait dans la douceur du soir, il se prenait à penser que la vie qui s’était si furieusement précipitée sur lui en luttes et en catastrophes s’était arrêtée dans cette tranquille maison.
Que n’était il resté à son ombre, uni avec son frère, ainsi que celui-ci le lui proposait ! Ah ! si la vie se recommençait, comme il ne referait pas la même folie, et ne courrait pas après les mirages qui l’avaient entraîné !
Jeune, c’était sans regret qu’il avait quitté cette maison, se croyant appelé à de glorieuses destinées ; maintenant allait-il pouvoir reprendre place sous son toit, et jusqu’à la mort la garder ? Quel soulagement, et quel repos !
Jusqu’à une heure avancée de la soirée, il suivit ce rêve, plus hardi avec lui-même qu’il n’avait osé l’être en écrivant à sa femme, se répétant sans cesse les derniers mots de ses cousins, et se demandant s’il n’était pas possible qu’au moment de la mort Gaston eût réellement réparé ce qu’il avait reconnu être une erreur.
Toute la nuit il dormit avec cette idée, et le matin, au soleil levant, il était dans les prairies, pour prendre possession de ces terres déjà siennes.
On a souvent discuté sur les excitants de l’esprit ; à coup sûr, il n’en est pas qui provoque plus fortement l’imagination que l’espoir d’un héritage prochain. Bien que peu sensible au gain, Barincq n’échappa pas à cette fièvre, et, pendant les trois jours qui s’écoulèrent avant la levée des scellés, on le vit du matin au soir passer et repasser par les chemins, et les sentiers qui desservent le domaine ; les terres arables, il les amenderait par des engrais chimiques ; les vignes mortes ou malades, il les arracherait et les transformerait en prairies artificielles : les prairies naturelles, il les irriguerait au moyen de barrages dont il dessinait les plans ; ce serait une transformation scientifique, en peu de temps le revenu de la terre serait certainement doublé, s’il n’était pas triplé : c’est surtout pour ce qu’il ne connaît pas, que l’esprit d’invention se révèle inépuisable et génial.
Pour suivre le double jeu qu’il avait adopté, le notaire Rébénacq s’était mis à la disposition de Barincq afin de procéder à l’inventaire au jour que celui-ci choisirait, mais, ce jour fixé, il s’était empressé d’écrire au capitaine Sixte pour l’avertir qu’il eût à se présenter au château, « s’il croyait avoir intérêt à le faire ».
À cette communication, le capitaine avait répondu qu’il était fort surpris qu’on lui adressât une pareille invitation : en quelle qualité assisterait-il à cet inventaire ? dans quel but ? c’était ce qu’il ne comprenait pas.
Aussitôt que le notaire eut reçu cette lettre, il la porta à son ancien camarade.
– Voici le moyen que j’ai employé pour demander au capitaine s’il avait un testament, sans le lui demander franchement ; sa réponse prouve qu’il n’en a pas, et, me semble-t-il, qu’il ignore s’il en existe un ; c’est quelque chose cela.
– Assurément ; cependant le bureau et le secrétaire de Gaston n’ont pas livré leur secret.
– Ils le livreront demain.
En effet, le lendemain matin, à neuf heures, le juge de paix, assisté de son greffier, se rendit au château avec Rébénacq pour procéder à la levée des scellés ainsi qu’à l’inventaire, et, bien que les uns et les autres dussent être, par un long usage de leur profession, cuirassés contre les émotions, ils avaient également hâte de voir ce que le bureau-secrétaire et les casiers du cabinet de travail de M. de Saint-Christeau allaient leur révéler.
Renfermaient-ils ou ne renfermaient-ils point un testament en faveur du capitaine Sixte ? Cependant, ce ne fut pas par l’ouverture de ces meubles qu’on commença, la forme exigeant qu’on procédât d’abord à l’intitulé ; mais, comme il était des plus simples, il fut vite dressé, et le juge de paix put enfin reconnaître si les scellés par lui apposés étaient sains et entiers ; cette constatation faite, la clé fut introduite dans la serrure du tiroir principal.
– J’estime que, s’il existe un testament, dit le notaire, il doit se trouver dans ce tiroir où Gaston rangeait ses papiers les plus importants.
– C’était là aussi que mon père plaçait les siens, dit Barincq.
– Procédons à une recherche attentive, dit le juge de paix.
Mais, si attentive que fût cette recherche, elle ne fit pas trouver le testament.
Sans se permettre de toucher à ces papiers Barincq se tenait derrière le notaire et, penché par-dessus son épaule, il le suivait dans son examen, le cœur serré, les yeux troubles ; personne ne faisait d’observation inutile, seul le notaire de temps en temps énonçait la nature de la pièce qu’il venait de parcourir : quand elle était composée de plusieurs feuilles, il les tournait méthodiquement de façon à ne pas laisser passer inaperçu ce qui aurait pu se trouver intercalé entre les pages.
À la fin, ils arrivèrent au fond du tiroir.
– Rien, dit le notaire.
– Rien, répéta le juge de paix.
Ils levèrent alors les yeux sur Barincq et le regardèrent avec un sourire qui lui parut un encouragement à espérer en même temps qu’une félicitation amicale.
– Il se pourrait qu’il n’existât pas de testament, dit le notaire.
– Cela se pourrait parfaitement, répéta le juge de paix.
– Je commence à le croire, dit le greffier qui ne s’était pas encore permis de manifester une opinion.
– Voulez-vous examiner les autres tiroirs ? demanda Barincq d’une voix que l’anxiété rendait tremblante.
– Certainement.
Le second tiroir, vidé avec les mêmes précautions et le même soin méticuleux, ne contenait que des papiers insignifiants, entassés là par un homme qui avait la manie de conserver toutes les notes qu’il recevait, alors même qu’elles ne présentaient aucun intérêt. Il en fut de même pour le troisième et le quatrième.
– Rien, disait Rébénacq avec un sourire plus approbateur.
– Rien, répétait le juge de paix.
Et de son côté le greffier répétait aussi :
– J’ai toujours cru qu’il n’y aurait pas de testament.
Si l’on avait écouté l’impatience nerveuse de Barincq, l’examen se serait fait de plus en plus vite, mais Rébénacq, qui ne savait pas se presser, ne remettait aucun papier en place sans l’avoir parcouru, palpé et feuilleté.
– Nous arriverons au bout, disait-il.
En attendant on arriva au dernier tiroir du bureau ; à peine fut-il ouvert que le notaire montra plus de hâte à tirer les papiers.
– S’il y a un testament, dit-il, c’est ici que nous devons le trouver.
En effet ce tiroir semblait appartenir au capitaine : sur plusieurs liasses le nom de Valentin était écrit de la main de Gaston, et sur une autre celui de Léontine.
– Attention, dit le notaire.
Mais sa recommandation était inutile, les yeux ne quittaient pas le tas de papiers qu’il venait de sortir du tiroir.
Toujours méthodique, il commença par la liasse qui portait le nom de Léontine : n’était-ce pas la logique qui exigeait qu’on procédât dans cet ordre, la mère avant le fils ?
La chemise ouverte, la première chose qu’on trouva fut une photographie à demi-effacée représentant une jeune femme.
– Tu vois qu’elle était jolie, dit le notaire en présentant le portrait à Barincq.
– Son fils lui ressemble, au moins par la finesse des traits.
Mais le juge de paix et le greffier ne partagèrent pas cet avis.
– Continuons, dit le notaire.
Ce qu’il trouva ensuite, ce fut une grosse mèche de cheveux noirs et soyeux, puis quelques fleurs séchées, si brisées qu’il était difficile de les reconnaître ; puis enfin des lettres écrites sur des papiers de divers formats et datées de Peyrehorade, de Bordeaux, de Royan.
Comme le notaire en prenait une pour la lire, Barincq l’arrêta :
– Il me semble que cela n’est pas indispensable, dit-il.
Rébénacq le regarda pour chercher dans ses yeux ce qui dictait cette observation : le respect des secrets de son frère, ou la hâte de continuer la recherche du testament.
– Ces lettres peuvent être d’un intérêt capital, dit-il, mais je reconnais qu’il n’y a pas urgence pour le moment à en prendre connaissance ; passons.
La liasse qui venait ensuite contenait des lettres du capitaine classées par ordre de date, les premières d’une grosse écriture d’enfant qui, avec le temps, allait en diminuant et en se caractérisant.
– Ces lettres aussi peuvent avoir de l’intérêt, dit le notaire, mais comme pour celles de la mère on verra plus tard.
Les autres liasses étaient composées de notes, de quittances, de lettres qui prouvaient que pendant de longues années, au collège de Pau, à Sainte-Barbe, à Saint-Cyr, plus tard au régiment, Gaston avait entièrement pris à sa charge les frais d’éducation du fils de Léontine Dufourcq, et aussi d’autres dépenses ; mais nulle part il n’y avait trace de testament, ni même de projet de testament.
– L’affaire me paraît réglée, dit le notaire.
– Il n’y a pas eu, il n’y aura pas de testament, dit le greffier qui ne craignait pas d’être affirmatif.
– Si nous allions déjeuner, proposa le juge de paix, chez qui les émotions ne suspendaient pas le fonctionnement de l’estomac.
Bien qu’on voulût se tenir sur la réserve pendant le déjeuner devant les domestiques, quelques mots furent prononcés, assez significatifs pour qu’on sût, à la cuisine, qu’il n’avait pas été trouvé de testament, et alors la nouvelle courut tout le personnel du château.
Jusque-là, la domesticité, convaincue qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre héritier que le capitaine, avait traité Barincq en intrus. Que faisait-il au château, ce frère ruiné ? qu’attendait-il ? de quel droit donnait-il des ordres ? Comment se permettait-il de parcourir les terres en maître ? Ce qui serait amusant, ce serait de le voir déguerpir.
Quand on apprit qu’il n’y avait pas de testament, la situation changea instantanément, et un brusque revirement se produisit, qui se manifesta aussitôt : au moment où on servit le café, le vieux valet de chambre qui pendant vingt ans avait été l’homme de confiance de Gaston apporta sur la table une bouteille toute couverte d’une poussière vénérable, à laquelle il paraissait témoigner un vrai respect :
– C’est de l’Armagnac de 1820, dit-il, j’ai pensé que monsieur en voudrait faire goûter à ces messieurs.
Quand il eut quitté la salle à manger, les trois hommes de loi échangèrent un sourire que Rébénacq traduisit :
– Voilà qui en dit long, et ce n’est assurément pas pour boire à la santé du capitaine que Manuel nous offre cette eau-de-vie.
L’inventaire ayant été repris, les recherches dans le cartonnier et dans le secrétaire, ainsi que dans la table de la chambre de Gaston, restèrent sans résultat. À cinq heures de l’après-midi tout avait été fouillé, aussi bien dans le cabinet de travail que dans la chambre, et il ne restait pas d’autres pièces où l’on pût trouver des papiers.
– Décidément il n’existe pas de testament, dit le notaire en tendant la main à son camarade.
– M. de Saint-Christeau portait trop haut le respect de la famille, dit le juge de paix, pour ne pas l’observer.
– Ce qui n’empêche pas qu’il y a eu un testament, répliqua le notaire.
– Ne peut-il pas avoir été détruit ?
– Il faut bien qu’il l’ait été, puisque nous ne le trouvons pas.
– En vous reprenant le testament qu’il vous avait confié, dit le greffier, M. de Saint-Christeau a montré que ce testament ne répondait plus à ses intentions.
– Évidemment.
– Donc il a voulu le détruire.
– Ou le modifier.
– S’il avait voulu le modifier, trois hypothèses se présentaient : ou bien il vous confiait ce testament modifié ; ou bien il le remettait au capitaine ; ou bien il le plaçait dans son bureau. Puisqu’il ne vous l’a pas confié, puisqu’il ne l’a pas remis au capitaine, puisque nous ne le trouvons pas, c’est qu’il n’existe pas, et, pour moi, il est prouvé qu’après la destruction du premier testament, il n’en a point été fait d’autres.
XII
Aussitôt Barincq télégraphia à sa femme et à sa fille de venir le rejoindre, et quand elles arrivèrent à Puyoo, elles le trouvèrent au-devant d’elles, avec la vieille calèche, pour les emmener au château.
Elles étaient en grand deuil, et, pour la première fois, Anie portait une robe l’habillant à son avantage, sans avoir eu l’ennui de la tailler et de la coudre elle-même, après mille discussions avec sa mère.
Il les fit monter en voiture, et prit la place à reculons :
– Tu verras les Pyrénées, dit-il à Anie.
– À partir de Dax, j’ai aperçu leur silhouette vaporeuse.
– Maintenant tu vas vraiment les voir, dit-il avec une sorte de recueillement.
– Voilà-t-il pas une affaire ! interrompit madame Barincq.
– Mais oui, maman, c’en est une pour moi.
Son père la remercia d’un sourire heureux qui disait sa satisfaction d’être en accord avec elle.
– Voilà le Gave de Pau, dit-il quand la calèche s’engagea sur le pont.
– Mais c’est très joli un gave, dit Anie, regardant curieusement les eaux tumultueuses roulant dans leurs rives encaissées.
– C’est une rivière comme une autre, dit madame Barincq, il n’y a que le nom de changé.
– C’est que, précisément, le nom peint la chose, répondit Barincq, gave vient de cavus, qui signifie creux.
– Et cette propriété, demanda madame Barincq, que vaut-elle présentement ?
– Je n’en sais rien.
– Que rapporte-t-elle ?
– Environ 40 000 francs.
– Trouverait-on acquéreur pour un million ?
– Je l’ignore.
– Tu ne t’es pas inquiété de cela ?
– À quoi bon !
– Comment, à quoi bon ?
– Cherche-t-on un acquéreur quand on n’est pas vendeur ?
– Tu voudrais la garder ?
– Tu ne voudrais pas la vendre, je pense ?
– Mais...
– Tout nous oblige à la conserver et à l’exploiter pour le mieux de nos intérêts ; si elle rapporte 2% en ce moment, elle peut en rapporter 10 ou 12 un jour.
Stupéfaite, elle le regarda :
– Certainement, dit-elle, je ne te fais pas de reproches, mon pauvre ami, mais, après vingt années comme celles que je viens de passer, il me semble que j’ai droit à un changement d’existence.
– Passer de notre bicoque de Montmartre au château d’Ourteau, n’en est-il pas un en quelque sorte féerique ?
– Est-ce à Ourteau que tu trouveras à marier Anie ?
– Pourquoi pas ?
Jusque-là Anie n’avait rien dit, mais, comme toujours, lorsqu’un différend s’élevait entre son père et sa mère, elle essaya d’intervenir :
– Je demande qu’il ne soit pas question de mon mariage, dit-elle, et qu’on ne s’en préoccupe pas ; ce que cet héritage inespéré a de bon pour moi, c’est de me rendre ma liberté ; maintenant je peux me marier quand je voudrai, avec qui je voudrai, et même ne pas me marier du tout, si je ne trouve pas le mari qui doit réaliser certaines idées autres aujourd’hui que celles que j’avais il y a un mois.
– Ce n’est pas dans ce pays perdu que tu le trouveras, ce mari.
– Je te répondrai comme papa : pourquoi pas ? si je devais tenir une place quelconque dans vos préoccupations, mais justement je vous demande de ne me compter pour rien.
– Tu accepterais de vivre à Ourteau ?
– Très bien.
– Tu es folle.
– Quand on était résignée à vivre rue de l’Abreuvoir, on accepte tout... ce qui n’est pas Montmartre, et d’autant plus volontiers que ce tout consiste en un château, dans un beau pays...
– Tu ne le connais pas.
– Je suis dedans.
Comme sa fille l’avait secouru, il voulut lui venir en aide :
– Et ce que je désire pour nous ce n’est pas une existence monotone de propriétaire campagnard qui n’a d’autres distractions que celles qu’on trouve dans l’engourdissement du bien-être, sans soucis comme sans pensées. Quand je disais tout à l’heure qu’on pouvait faire rendre à la propriété un revenu de dix pour cent au moins, ce n’est pas en se croisant les bras pendant que les récoltes qu’elle peut produire poussent au hasard de la routine, c’est en s’occupant d’elle, en lui donnant ses soins, son intelligence, son temps. Par suite de causes diverses Gaston laissait aller les choses, et, ses vignes ayant été malades, il les avait abandonnées, de sorte qu’une partie des terres sont en friche et ne rapportent rien.
– Tu veux guérir ces vignes ?
– Je veux les arracher et les transformer en prairies. Grâce au climat à la fois humide et chaud, grâce aussi à la nature du sol, nous sommes ici dans le pays de l’herbe, tout aussi bien que dans les cantons les plus riches de la Normandie. Il n’y a qu’à en tirer parti, organiser en grand le pâturage ; faire du beurre qui sera de première qualité ; et avec le lait écrémé engraisser des porcs ; mes plans sont étudiés...
– Nous sommes perdus ! s’écria madame Barincq.
– Pourquoi perdus ?
– Parce que tu vas te lancer dans des idées nouvelles qui dévoreront l’héritage de ton frère ; certainement je ne veux pas te faire de reproches, mais je sais par expérience comment une fortune fond, si grasse qu’elle soit, quand elle doit alimenter une invention.
– Il ne s’agit pas d’inventions.
– Je sais ce que c’est : on commence par une dépense de vingt francs, on n’a pas fini à cent mille.
L’arrivée au haut de la côte empêcha la discussion de s’engager à fond et de continuer ; sans répondre à sa femme, Barincq commanda au cocher de mettre la voiture en travers de la route, puis étendant la main avec un large geste en regardant sa fille :
– Voilà les Pyrénées, dit-il ; de ce dernier pic à gauche, celui d’Anie, jusqu’à ces sommets à droite, ceux de la Rhune et des Trois-Couronnes, c’est le pays basque – le nôtre.
Elle resta assez longtemps silencieuse, les yeux perdus dans ces profondeurs vagues, puis les abaissant sur son père :
– À ne connaître rien, dit-elle, il y a au moins cet avantage que la première chose grande et belle que je voie est notre pays ; je t’assure que l’impression que j’en emporterai sera assez forte pour ne pas s’effacer.
– N’est-ce pas que c’est beau ? dit-il tout fier de l’émotion de sa fille.
Mais madame Barincq coupa court à cette effusion :
– Tiens, voilà notre château, dit-elle en montrant la vallée au bas de la colline, au bord de ce ruban argenté qui est le Gave, cette longue façade blanche et rouge.
– Mais il a grand air, vraiment ?
– De loin, dit-elle dédaigneuse.
– Et de près aussi, tu vas voir, répondit Barincq.
– Je voudrais bien voir le plus tôt possible, dit madame Barincq, j’ai faim.
La côte fut vivement descendue, et quand après avoir traversé le village où l’on s’était mis sur les portes, la calèche arriva devant la grille du château grande ouverte, la concierge annonça son entrée par une vigoureuse sonnerie de cloche.
– Comment ! on sonne ? s’écria Anie.
– Mais oui, c’était l’usage, du temps de mon père et de Gaston, je n’y ai rien changé.
C’était aussi l’usage que Manuel répondît à cette sonnerie en se trouvant sur le perron pour recevoir ses maîtres, et, quand la calèche s’arrêta, il s’avança respectueusement pour ouvrir la portière.
– Voulez-vous déjeuner tout de suite ? demanda Barincq.
– Je crois bien, je meurs de faim, répondit madame Barincq.
Quand Anie entra dans la vaste salle à manger dallée de carreaux de marbre blanc et rose, lambrissée de boiseries sculptées, et qu’elle vit la table couverte d’un admirable linge de Pau damassé sur lequel étincelaient les cristaux taillés, les salières, les huiliers, les saucières en argent, elle eut pour la première fois l’impression du luxe dans le bien-être ; et, se penchant vers son père, elle lui dit en soufflant ses paroles :
– C’est très joli, la richesse.
Ce qui fut joli aussi et surtout agréable, ce fut de manger tranquillement des choses excellentes, sans avoir à quitter sa chaise pour aller, comme dans la bicoque de Montmartre, chercher à la cuisine un plat ou une assiette, ou remplir à la fontaine la carafe vide, en habit noir, ganté, Manuel faisait le service de la table, silencieusement, sans hâte comme sans retard, et si correctement qu’il n’y avait rien à lui demander.
Pour la première fois aussi lui fut révélé le plaisir qu’on peut trouver à table, non dans la gourmandise, mais dans un enchaînement de petites jouissances qu’elle ne soupçonnait même pas.
– J’ai voulu, dit son père, ne vous donner, à ce premier déjeuner que vous faites au château, que des produits de la propriété : les artichauts viennent du potager, les œufs de la basse-cour ; ce saumon a été pris dans notre pêcherie ; le poulet qu’on va nous servir en blanquette a été élevé ici, le beurre et la crème de sa sauce ont été donnés par nos vaches ; ce pain provient de blé cultivé sur nos terres, moulu dans notre moulin, cuit dans notre four ; ce vin a été récolté quand nos vignes rapportaient encore ; ces belles fraises si fraîches ont mûri dans nos serres...
– Mais c’est la vie patriarcale, cela ! interrompit Anie.
– La seule logique ; et, sous le règne de la chimie où nous sommes entrés, la seule saine.
XIII
Après le déjeuner, il proposa un tour dans les jardins et dans le parc, mais madame Barincq se déclara fatiguée par la nuit passée en chemin de fer ; d’ailleurs elle les connaissait, ces jardins, et les longues promenades qu’elle y avait faites autrefois en compagnie de son beau-frère, quand elle lui demandait son intervention contre leurs créanciers, ne lui avaient laissé que de mauvais souvenirs.
– Moi, je ne suis pas fatiguée, dit Anie.
– Surtout, n’encourage pas ton père dans ses folies, et ne te mets pas avec lui contre moi.
– Veux-tu que nous commencions par les communs ? dit-il en sortant.
– Puisque nous allons tout voir, commençons par où tu voudras.
Ils étaient considérables, ces communs ; ayant été bâtis à une époque où l’on construisait à bas prix, on avait fait grand, et les écuries, les remises, les étables, les granges, auraient suffi à trois ou quatre terres comme celle d’Ourteau ; tout cela, bien que n’étant guère utilisé, en très bon état de conservation et d’entretien.
En sortant des cours qui entourent ces bâtiments, ils traversèrent les jardins et descendirent aux prairies. Pour les protéger contre les érosions du gave dont le cours change à chaque inondation, on ne coupe jamais les arbres de leurs rives, et toutes les plantes aquatiques, joncs, laiches, roseaux, massettes, sagittaires, les grandes herbes, les buissons, les taillis d’osiers et de coudriers, se mêlent sous le couvert des saules, des peupliers, des trembles, des aulnes, en une végétation foisonnante au milieu de laquelle les forts étouffent les faibles dans la lutte pour l’air et le soleil. Malgré la solidité de leurs racines, beaucoup de ces hauts arbres arrachés par les grandes crues qui, avec leurs eaux furieuses, roulent souvent des torrents de galets, se sont penchés ou se sont abattus de côté et d’autre, jetant ainsi des ponts de verdure qui relient les rives aux îlots entre lesquels se divisent les petits bras de la rivière. C’est à une certaine distance seulement de cette lisière sauvage que commence la prairie cultivée, et encore nulle part n’a-t-on coupé les arbres de peur d’un assaut des eaux, toujours à craindre ; dans ces terres d’alluvion profondes et humides, ils ont poussé avec une vigueur extraordinaire, au hasard, là où une graine est tombée, où un rejeton s’est développé, sans ordre, sans alignement, sans aucune taille, branchus de la base au sommet, et en suivant les contours sinueux du gave ils forment une sorte de forêt vierge, avec de vastes clairières d’herbes grasses.
– Le beau Corot ! s’écria Anie, que c’est frais, vert, poétique ! est-il possible vraiment de deviner ainsi la nature avec la seule intuition du génie ! certainement, Corot n’est jamais venu ici, et il a fait ce tableau cent fois.
– Cela te plaît ?
– Dis que je suis saisie d’admiration ; tout y est, jusqu’à la teinte grise des lointains, dans une atmosphère limpide, jusqu’aux nuances délicates de l’ensemble, jusqu’à cette beauté légère qui donne des envolées à l’esprit. C’est audacieux à moi, mais dès demain je commence une étude.
– Alors tu n’entends pas renoncer à la peinture ?
– Maintenant ? jamais de la vie. C’était à Paris que, dans des heures de découragement, je pouvais avoir l’idée de renoncer à la peinture, quand je me demandais si j’aurais jamais du talent, ou au moins la moyenne de talent qu’il faut pour plaire à ceux-ci ou à ceux-là, aux maîtres, à la critique, aux camarades, aux ennemis, au public. Mais, maintenant, que m’importe de plaire ou de ne pas plaire, pourvu que je me satisfasse moi-même ! C’est quand on travaille en vue du public qu’on s’inquiète de cette moyenne ; pour soi, il est bien certain qu’on n’en a jamais assez ; alors, il n’y a pas besoin de s’inquiéter du plus ou du moins ; on va de l’avant ; on travaille pour soi, et c’est peut-être la seule manière d’avoir de l’originalité ou de la personnalité. Qu’est-ce que ça nous fait, à cette heure, que mes croûtes tapissent les murailles incommensurables du château ! ça n’est plus du tout la même chose que si elles s’entassaient dans mon petit atelier de Montmartre sans trouver d’acheteurs.
Elle prit le bras de son père, et se serrant contre lui tendrement :
– C’est comme si je ne trouvais point de mari ; maintenant, qu’est-ce que cela nous ferait ? Tu penses bien qu’en fait de mariage je ne pense plus aujourd’hui comme le jour de notre soirée, où tu as été si étonné, si peiné, en me voyant décidée à accepter n’importe qui, pourvu que je me marie. Te souviens-tu que je te disais qu’à vingt ans une fille sans dot était une vieille fille, tandis qu’à vingt-quatre ou vingt-cinq ans, celle qui avait de la fortune était une jeune fille ? Puisque me voilà rajeunie, et pour longtemps, par un coup de baguette magique, je n’ai pas à me presser. Il y a un mois, c’était au mariage seul que je m’attachais ; désormais, ce sera le mari seul que je considérerai pour ses qualités personnelles, pour ce qu’il sera réellement, et s’il me plaît, si je rencontre un peu en lui du prince charmant auquel j’ai rêvé autrefois, je te le demanderai quel qu’il soit.
– Et je te le donnerai, confiant dans ton choix.
– Voilà donc une affaire arrangée qui, de mon côté, te laisse toute liberté. Habitons ici, rentrons à Paris, il en sera comme tu voudras. Mais maman ? Imagine-toi que depuis que l’héritage est assuré, nous avons passé notre temps à chercher des appartements.
– Quel enfantillage !
– S’il n’y en a pas un d’arrêté boulevard des Italiens, c’est parce qu’elle hésite entre celui-là et un autre rue Royale ; et permets-moi de te dire que je ne trouve pas du tout, en me plaçant au point de vue de maman, que ce soit un enfantillage. Elle est Parisienne et n’aime que Paris, comme toi, né dans un village, tu n’aimes que la campagne ; rien n’est plus agréable pour toi que ces prairies, ces champs, ces horizons et la vie tranquille du propriétaire campagnard ; rien n’est plus doux pour maman que la vue du boulevard et la vie mondaine ; tu étouffes dans un appartement, elle ne respire qu’avec un plafond bas sur la tête ; tu veux te coucher à neuf heures du soir, elle voudrait ne rentrer qu’au soleil levant.
– Mais, en vous proposant d’habiter Ourteau, je ne prétends pas vous priver entièrement de Paris.
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