Tant que ça ira bien, j’irai moi-même. Le jour où ça irait mal, je ne résisterais pas à de nouvelles luttes. Tâche donc de ne pas me tourmenter en te tourmentant toi-même, alors surtout que tu n’as pas de raisons pour cela.
Ce qu’il avait dit, il le répéta : il ne se croyait pas, il ne se sentait pas malade, il avait la certitude de ne pas l’être.
En tout cas, il était dans un état d’agitation désordonné qui ne lui permit pas de s’endormir.
Si sous le coup de la surprise il n’avait pas pu arrêter son parti à l’égard de ce testament, il fallait qu’il le prît maintenant, et ne restât pas indéfiniment dans une lâche et misérable indécision.
Plus d’un à sa place sans doute se serait débarrassé de ces hésitations d’une façon aussi simple que radicale : on ne connaissait pas l’existence de ce testament ; pas un seul témoin n’avait assisté à sa découverte ; tout le monde maintenant était habitué à voir l’héritier naturel en possession de cette fortune ; une allumette, un peu de fumée, un petit tas de cendres et tout était dit, personne ne saurait jamais que le capitaine Sixte avait été le légataire de Gaston.
Personne, excepté celui qui aurait brûlé ce papier, et cela suffisait pour qu’il n’admît ce moyen si simple que de la part d’une autre main que la sienne.
Dans ses nombreux procès il avait vu son adversaire se servir, toutes les fois que la chose était possible, d’armes déloyales, et ne le battre que par l’emploi de la fraude, du mensonge, de faux, de pièces falsifiées ou supprimées ; jamais il n’avait consenti à le suivre sur ce terrain, et s’il était ruiné, s’il perdait, son honneur était sauf ; pendant vingt années ce témoignage que sa conscience lui rendait avait été son soutien : mauvais commerçant, honnête homme.
Et l’honnête homme qu’il avait été, qu’il voulait toujours être, ne pouvait brûler ce testament que s’il obtenait la preuve que son frère ne l’avait repris à Rébénacq que parce qu’il n’était plus l’expression de sa volonté.
Qui dit testament dit acte de dernière volonté ; cela est si vrai que les deux mots sont synonymes dans la langue courante ; incontestablement à un moment donné Gaston avait voulu que le capitaine fût son légataire universel ; mais le voulait-il encore quelque temps avant de mourir ?
Toute la question était là ; s’il le voulait, ce testament était bien l’acte de sa dernière volonté, et alors on devait l’exécuter ; si au contraire il ne le voulait plus, ce testament n’était pas cet acte suprême, et, conséquemment, il n’avait d’autre valeur que celle d’un brouillon, d’un chiffon de papier qu’on jette au panier où il doit rester lettre morte sans qu’un hasard puisse lui rendre la vie.
On aurait découvert ce testament dans les papiers de Gaston à l’inventaire, sans qu’il eût jamais quitté le tiroir dans lequel il aurait été enfermé au moment même de sa confection, que la question d’intention ne se serait pas présentée à l’esprit : on trouvait un testament et les présomptions étaient qu’il exprimait la volonté du testateur, aussi bien à la date du onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre, qu’au moment même de la mort, puisqu’aucun autre testament ne modifiait ou ne détruisait celui-là : le onze novembre Gaston avait voulu que le capitaine héritât de sa fortune, et il le voulait encore en mourant.
Mais ce n’était pas du tout de cette façon que les choses s’étaient passées, et, la situation étant toute différente, les présomptions basées sur ce raisonnement ne lui étaient nullement applicables.
Ce testament fait à cette date du onze novembre, alors que Gaston avait, il fallait l’admettre, de bonnes raisons pour préférer à sa famille un étranger et le choisir comme légataire universel, avait été déposé chez Rébénacq où il était resté plusieurs années ; puis, un jour, ce dépôt avait été repris pour de bonnes raisons aussi, sans aucun doute, car on ne retire pas son testament à un notaire en qui l’on a confiance – et Gaston avait pleine confiance en Rébénacq – pour rien ou pour le plaisir de le relire.
S’il était logique de supposer que les bonnes raisons qui avaient dicté le choix du onze novembre s’appuyaient sur la conviction où se trouvait Gaston à ce moment que le capitaine était son fils, n’était-il pas tout aussi logique d’admettre que celles, non moins bonnes, qui, plusieurs années après, avaient fait reprendre ce testament, reposaient sur des doutes graves relatifs à cette paternité ?
Dans la lucidité de l’insomnie, tout ce que lui avait dit Rébénacq le jour de l’enterrement et, plus tard, toutes les paroles qui s’étaient échangées, pendant l’inventaire, entre le notaire, le juge de paix et le greffier, lui revinrent avec netteté et précision pour prouver l’existence de ces doutes et démontrer que le testament avait été repris pour être détruit.
N’étaient-ils pas significatifs, ces chagrins qui avaient attristé les dernières années de Gaston, et son inquiétude, sa méfiance, constatées par Rébénacq, ne l’étaient-elles pas aussi ? pour le notaire il n’y avait pas eu hésitation : chagrins et inquiétudes qui, selon ses expressions mêmes, « avaient empoisonné la fin de sa vie », provenaient des doutes qui portaient sur la question de savoir s’il était ou n’était pas le père du capitaine. Si, pour presque tout le monde, sa paternité était certaine, pour lui elle ne l’était pas, puisque ses doutes l’avaient empêché de reconnaître celui qu’on lui donnait pour fils et que lui-même n’acceptait pas comme tel.
Incontestablement, Gaston avait passé par des états divers, ballotté entre les extrêmes ; un jour croyant à sa paternité, le lendemain n’y croyant pas ; malgré tout, attaché à cet enfant qu’il avait élevé, et qui d’ailleurs possédait des qualités réelles pour lesquelles on pouvait très bien l’aimer, en dehors de tout sentiment paternel.
En partant de ce point de vue, il était facile de se représenter comment les choses s’étaient passées et les phases que les sentiments de Gaston avaient suivies.
Un jour, convaincu que le capitaine était son fils, il avait fait son testament pour le déposer à Rébénacq ; il y avait certitude chez lui ; et, dès lors, son devoir l’obligeait à oublier qu’il avait un frère, pour ne voir que son fils : c’est la loi civile qui veut que l’enfant illégitime ne soit qu’un demi-enfant, et en cela elle obéit à des considérations qui n’ont d’autorité qu’au point de vue social ; mais la loi naturelle se détermine par d’autres raisons plus humaines : pour elle un fils, légitime ou non, est un fils, et un frère n’est qu’un frère ; en vertu de ce principe, le frère avait été sacrifié au fils, et cela était parfaitement juste.
Mais plus tard, un mois avant de mourir, cette foi en sa paternité ébranlée pour des raisons qui restaient à découvrir, puis détruite, le fils, qui n’était plus qu’un enfant auquel on s’était attaché à tort, avait cédé la première place au frère, et le testament avait été repris chez Rébénacq.
Sans doute ce n’était là qu’une hypothèse, mais ce qui lui donnait une grande force, c’était l’endroit même où le testament avait été découvert, non dans le tiroir des papiers de famille, non dans celui qui renfermait les lettres de Léontine Dufourcq et du capitaine, mais dans un autre, où ne se trouvaient que des pièces à peu près insignifiantes.
Est-ce que, si Gaston l’avait considéré comme l’acte de sa dernière volonté, il l’aurait ainsi mis au rancart ? au contraire, après l’avoir retiré de chez Rébénacq, ne l’aurait-il pas soigneusement serré ?
Pour être subtil, ce raisonnement n’en reposait pas moins sur la vraisemblance, en même temps que sur la connaissance du caractère de Gaston, qui ne faisait rien à la légère.
À la vérité on pouvait se demander, et on devait même se demander pourquoi, l’ayant pris pour le détruire ou le modifier, on le retrouvait intact, tel qu’il avait été rédigé dans sa forme primitive ; mais cette question portait avec elle sa réponse, aussi simple que logique : pour le détruire, il avait attendu d’en avoir fait un autre, et vraisemblablement, le jour où il aurait remis au notaire le second testament, expression de sa volonté, il aurait brûlé ou déchiré le premier.
Il ne l’avait pas fait, cela était certain, puisque ce premier testament existait, mais ce qui était non moins certain, c’était qu’il avait voulu le faire ; or, lorsqu’il s’agit de testament, c’est l’intention du testateur qui prime tout, et cette intention se manifestait clairement, aussi bien par le retrait du testament de chez le notaire que par le peu de soin accordé à ce papier, insignifiant désormais.
Lorsque nous héritons d’un parent qui nous est proche, d’un père, d’un frère, ce n’est pas seulement à sa fortune que nous succédons, c’est aussi à ses intentions, et c’est par là surtout que nous le continuons.
Serait-ce continuer Gaston, serait-ce suivre ses intentions que d’accepter comme valable ce testament ?
De bonne foi, et sa conscience sincèrement interrogée, il ne le croyait pas.
IX
Ce ne fut qu’après être arrivé à cette conclusion qu’il trouva au matin un peu de sommeil ; une heure suffit pour calmer la tempête qui l’avait si violemment secoué, et lorsqu’il s’éveilla ; il se sentit l’esprit tranquille, le corps dispos, dans l’état où il était tous les jours depuis son séjour à Ourteau.
Après avoir fait sa tournée du matin dans les étables et la laiterie, il monta à cheval pour aller surveiller les ouvriers ; quand au haut d’une colline le caprice du chemin le mit en face de presque toute la terre d’Ourteau qui, avec ses champs, ses prairies et ses bois, s’étalait sous la lumière rasante du soleil levant, il haussa les épaules à la pensée qu’un moment il avait admis la possibilité d’abandonner tout cela.
– Quelle folie c’eût été ! Quelle duperie !
Et cependant il avait la satisfaction de se dire que s’il avait cru au testament il aurait accompli cet abandon, si terribles qu’en eussent été les conséquences pour lui et plus encore pour les siens, pour Anie, dont le mariage aurait été brisé, et pour sa femme, dont il retrouvait l’accent vibrant encore quand elle lui disait : « Tant que ça ira bien, j’irai moi-même ; le jour où ça irait mal, je ne résisterais pas à de nouvelles secousses. »
Combien eussent été rudes celles qui auraient accompagné leur sortie de ce château qui ne lui avait jamais paru plus plaisant, plus beau qu’en ce moment même, qui ne lui avait jamais été plus cher qu’à cette heure, où il se disait qu’il aurait pu être forcé de le quitter.
Il avait arrêté son cheval et, pendant assez longtemps, il resta absorbé dans une contemplation attendrie, puis, faisant le moulinet avec sa makita qu’une lanière de cuir retenait à son poignet, il se mit en route allègrement.
Jamais on ne l’avait vu plus dispos et de meilleure humeur que lorsqu’il rentra pour déjeuner.
Comme madame Barincq arrivait lentement, d’un air dolent, il l’interpella de loin :
– Allons, vite, la maman, je suis mort de faim.
Et, s’asseyant à sa place, il se mit à chanter un chœur de vieux vaudeville sur un air de valse :
Allons, à table, et qu’on oublie
Un léger moment de chagrin,
Que la plus douce sympathie
Prenne sa place à ce festin.
– À la bonne heure, dit-elle, je t’aime mieux dans ces dispositions que dans celles que tu montrais hier soir.
– Ce qui prouve que la maladie que tu diagnostiquais en moi n’était pas bien grave.
– Il n’en est pas moins vrai qu’elle t’a agité cette nuit ; je t’ai entendu dans ta chambre te tourner et te retourner si furieusement sur ton lit que, plusieurs fois, j’ai voulu me lever pour aller voir ce que tu avais.
– Je gagnais de l’appétit.
– Tu feras bien de le gagner d’une façon moins tapageuse.
Toute la journée, il garda sa bonne humeur et sa sérénité, se répétant à chaque instant :
– Évidemment, ce testament n’a aucune valeur ; il ne peut pas en avoir.
Mais, à la longue, cette répétition même finit par l’amener à se demander si lorsqu’un fait porte en soi tous les caractères de l’évidence, on se préoccupe de cette évidence : reconnue et constatée, c’est fini ; quand le soleil brille, on ne pense pas à se dire : « il est évident qu’il fait jour. » N’est-il pas admis que la répétition d’un même mot est une indication à peu près certaine du caractère de celui qui le prononce machinalement, un aveu de ses soucis, une confession de ses désirs ? Si ce testament était réellement sans valeur, pourquoi se répéter à chaque instant qu’évidemment il n’en avait aucune ? répéter n’est pas prouver.
Et puis, il fallait reconnaître aussi que le point de vue auquel on se place pour juger un acte peut modifier singulièrement la valeur qu’on lui attribue. Ce n’était pas en étranger, dégagé de tout intérêt personnel, qu’il examinait la validité de ce testament. Qu’au lieu d’instituer le capitaine légataire universel, ce fût Anie qu’il instituât, comment le jugerait-il ? Trouverait-il encore qu’évidemment il n’avait aucune valeur ? Ou bien, sans aller jusque-là, ce qui était excessif, que ce fût Rébénacq qui découvrit le testament, qu’en penserait-il ? Notaire de Gaston, son conseil, jusqu’à un certain point son confident, en tout cas en situation mieux que personne de se rendre compte des mobiles qui l’avaient dicté, et de ceux qui plus tard l’avaient fait reprendre pour le reléguer avec des papiers insignifiants, le déclarerait-il nul ? En un mot, les conclusions d’une conscience impartiale seraient-elles les mêmes que celles d’une conscience qui ne pouvait pas se placer au-dessus de considérations personnelles ?
La question était grave, et, lorsqu’elle se présenta à son esprit, elle le frappa fortement, sa tranquillité fut troublée, sa sérénité s’envola, et au lieu de s’endormir lourdement, comme il était tout naturel après une nuit sans sommeil, il retomba dans les agitations et les perplexités de la veille.
Vingt fois il décida de s’ouvrir dès le lendemain à Rébénacq pour s’en remettre à son jugement ; mais il n’avait pas plutôt pris cette résolution, qui, au premier abord, semblait tout concilier, qu’il l’abandonnait : car, enfin, était-il assuré de rencontrer chez Rébénacq, ou chez tout autre, les conditions de droiture, d’indépendance, d’impartialité de jugement, que par une exagération de conscience il ne se reconnaissait pas en lui-même, telles qu’il les aurait voulues ? Ce n’était rien moins que leur repos à tous, leur bonheur, la vie de sa femme, l’avenir de sa fille, qu’il allait remettre aux mains de celui qu’il consulterait ; et, devant une aussi lourde responsabilité, il avait le droit de rester hésitant, plus que le droit, le devoir.
Qu’était au juste Rébénacq ; en réalité, il ne le savait pas. Sans doute, il avait les meilleures raisons pour le croire honnête et droit, et il l’avait toujours vu tel, depuis qu’ils se connaissaient. Mais enfin, l’honnêteté et la droiture sont des qualités de caractère, non d’esprit, on peut être le plus honnête homme du monde, le plus délicat dans la vie, et avoir en même temps le jugement faux. Or, s’il lui soumettait ce testament, ce serait à son jugement qu’il ferait appel, et non à son caractère. D’ailleurs, il fallait considérer aussi que les motifs de ce jugement seraient dictés par les habitudes professionnelles du notaire, par ses opinions, qui seraient plutôt moyennes que personnelles, et là se trouvait un danger qui pouvait très légitimement inspirer la défiance : s’il se récusait lui-même, parce qu’il avait peur de se laisser influencer par son propre intérêt, ne pouvait-il pas craindre que Rébénacq, de son côté, ne se laissât influencer par sa qualité de notaire qui lui ferait voir dans ce testament le fait matériel l’acte même qu’il tiendrait entre ses mains, plutôt que les intentions de celui qui l’avait écrit ?
Et là-dessus, malgré toutes ses tergiversations, il ne variait point : avant tout, ce qu’il fallait considérer, c’étaient les intentions de Gaston qui, quelles qu’elles fussent, devaient être exécutées.
À la vérité, c’était revenir à son point de départ et reprendre les raisonnements qui l’avaient amené à conclure que le testament du 11 novembre ne pouvait être que nul, c’est-à-dire à tourner dans le vide en réalité puisqu’il se refusait, par scrupules de conscience, à s’arrêter à cette conclusion, basée sur la stricte observation des faits cependant en même temps que sur la logique.
Allait-il donc se laisser reprendre et enfiévrer par ses angoisses de la nuit précédente, compliquées maintenant des scrupules qui s’étaient éveillés en lui lorsqu’il avait compris qu’il pouvait très bien, à son insu, se laisser influencer par l’intérêt personnel et par son amour pour les siens ?
Il avait beau se dire qu’il était de bonne foi dans ses raisonnements et n’admettait comme vrais que ceux qui lui paraissaient conformes à la logique, il n’en devait pas moins s’avouer qu’ils reposaient, ainsi que leur conclusion, sur une interprétation et non sur un fait : sa conviction que le retrait du testament démontrait le changement de volonté de Gaston s’appuyait certainement sur la vraisemblance, mais combien plus forte encore serait-elle et irréfutable, à tous les points de vue, si l’on pouvait découvrir les causes qui avaient amené ce changement !
Gaston avait voulu que le capitaine fût son légataire universel parce qu’il le croyait son fils ; puis il ne l’avait plus voulu parce qu’il doutait de sa paternité, voilà ce que disaient le raisonnement, l’induction, la logique, la vraisemblance ; mais pourquoi avait-il douté de cette paternité ? Voilà ce que rien n’indiquait et ce qu’il fallait précisément chercher, car cette découverte, si on la faisait, confirmait les raisonnements et la vraisemblance, elle était la preuve des calculs auxquels depuis deux jours il se livrait.
Le lendemain matin, il abrégea sa tournée dans les champs, et à neuf heures il descendit de cheval à la porte de Rébénacq : si quelqu’un était en situation de le guider dans ses recherches, c’était le notaire ; mais, comme il ne pouvait pas le questionner franchement, il commença par l’entretenir de diverses affaires et ce fut seulement au moment de partir qu’il aborda son sujet :
– Lorsque tu m’as parlé du testament qu’avait fait Gaston et qu’il t’a repris, tu m’as dit que c’était pour en changer les dispositions ou pour le détruire.
– À ce moment les deux hypothèses s’expliquaient et il y avait des raisons pour l’une comme pour l’autre ; l’inventaire a prouvé que celle de la destruction était la bonne.
– De ce retrait, tu avais conclu que le testament n’exprimait plus les intentions de Gaston.
– S’il avait exprimé ses intentions, il ne me l’aurait pas repris.
– Cela paraît évident.
– Dis que c’est clair comme la lumière du soleil : un testament n’est pas d’une lecture tellement agréable pour celui qui l’a fait qu’on éprouve le besoin de le relire de temps en temps.
– Depuis l’inventaire t’es-tu quelquefois demandé ce qui avait pu changer les sentiments de Gaston à l’égard du capitaine ?
– Ma foi, non ; à quoi bon ! Il n’y avait intérêt à raisonner sur ces sentiments que lorsque nous ne savions pas si ce testament était détruit et si nous n’allions pas en trouver un autre ; nous n’avons trouvé ni celui-là ni l’autre, c’est donc que l’hypothèse de la modification des sentiments était bonne.
– Mais qui a provoqué et amené ces modifications ?
– Ah ! voilà ; je ne vois, comme je te l’ai dit, que les doutes que Gaston avait sur sa paternité, doutes qui ont empoisonné sa vie.
– Sais-tu si, quand il t’a repris son testament, un fait quelconque avait pu confirmer ses doutes et lui prouver que décidément le capitaine n’était pas son fils ?
– Comment veux-tu que je le sache ?
– Tu pourrais avoir une indication qui, si vague qu’elle eût été à ce moment, s’expliquerait maintenant par le fait accompli.
– Je n’ai rien autre chose que le trouble de Gaston lorsqu’il est venu me redemander son testament, mais quelle était la cause de ce trouble ? Je l’ignore.
– Tu m’avais donné comme explication une découverte décisive qu’il aurait faite, un témoignage, une lettre.
– Comme explication, non, comme supposition, oui ; je t’ai dit qu’il était possible que les soupçons de Gaston eussent été confirmés par une lettre, par un témoignage, par une preuve quelconque trouvée tout à coup qui serait venue lui démontrer que le capitaine n’était pas son fils, mais je ne t’ai pas dit que cela fût, attendu que je n’en savais rien. Quand on cherche au hasard comme je le faisais, il faut tout examiner, tout admettre, même l’absurde.
– Mais il n’était pas absurde, il me semble, de supposer que c’était le changement des sentiments de Gaston envers celui qu’il avait cru son fils jusqu’à ce jour qui modifiait ses dispositions testamentaires ?
– Pas du tout, cela paraissait raisonnable, vraisemblable, probant même, et la destruction du testament montre bien que je ne m’égarais point. Mais les suppositions pour expliquer le changement de volonté de Gaston auraient pu, à ce moment, se porter d’un autre côté ; du tien, par exemple.
– Du mien !
– Assurément. Si Gaston m’a, un mois avant sa mort, repris le testament qu’il avait fait plusieurs années auparavant, c’est qu’à ce moment ce testament n’exprimait plus sa volonté.
– N’est-ce pas ?
– Cela est incontestable. Mais quelle volonté ? À qui s’appliquait-elle ? Au capitaine ? À toi ? Dans mes suppositions je partais de l’idée que Gaston avait voulu changer ses dispositions en faveur du capitaine. Mais pour être complet il aurait fallu partir aussi d’un point tout différent et admettre qu’il avait bien pu vouloir changer celles faites dans ce testament en ta faveur ou à ton détriment.
– Mais c’est vrai, ce que tu dis là !
– Tu n’y avais pas pensé ?
– Non... Oh non !
Non, assurément, il n’y avait pas pensé, mais, maintenant, tout ce qu’il avait si laborieusement bâti s’écroulait.
– Sans savoir au juste ce que contenait l’acte qui m’a été repris, continua le notaire, j’avais de fortes raisons, et je te les ai données, pour croire qu’il instituait le capitaine légataire universel, et je partais de là pour faire toutes les suppositions dont nous avons parlé, sur le changement dans les sentiments de Gaston envers le capitaine, et par suite dans ses dispositions. Mais, si nous admettons que d’autres personnes que le capitaine figuraient dans cet acte, à un titre quelconque, toutes ces suppositions tombent, et il n’en reste absolument rien, puisqu’il se peut très bien qu’en reprenant son testament, Gaston ait voulu simplement le modifier à l’égard de ces personnes. Ainsi il s’agit de toi, par exemple ; Gaston n’est plus satisfait du legs qu’il t’a fait ; il reprend donc son testament, soit pour augmenter ce legs, soit pour le diminuer ; les deux hypothèses peuvent se soutenir, tu le reconnais, n’est-ce pas ?
– Oui... Je le reconnais.
– Je n’ai pas besoin de te dire que celle de la diminution de ton legs n’est là, que pour pousser les choses à l’extrême. Je suis certain, au contraire, que ses intentions étaient de l’augmenter ; la colère qu’il éprouvait contre toi, chaque fois qu’il payait les intérêts de la somme dont il avait répondu, était tombée depuis le remboursement de cette somme, et d’autre part le sentiment fraternel s’était réveillé dans son cœur, plus fort, plus vivace, à mesure que sa beauté s’affaiblissait, et qu’en présence de la mort menaçante il se rejetait dans les souvenirs de votre enfance ; tu vois donc que les probabilités d’un changement de sentiments du frère sont possibles, tout comme le sont celles d’un changement de sentiments du père pour le fils ; il y a eu un moment où tu n’étais plus un frère pour Gaston ; il peut tout aussi bien y en avoir eu un autre où le capitaine n’a plus été un fils pour lui.
– Mais ne penches-tu pas pour une plutôt que pour l’autre ?
– Je ne devrais pas avoir besoin de te dire que c’est pour l’affaiblissement du sentiment paternel, et la recrudescence du sentiment fraternel. Frappé dans sa tendresse de père par une atteinte grave, Gaston, n’ayant plus de fils, s’est souvenu qu’il avait un frère ; sois sûr que, sans votre brouille, il se serait moins vivement attaché au capitaine, de même que, sans son affection pour celui-ci, il aurait éprouvé plus tôt le besoin de se rapprocher de toi, ainsi que de ta fille, dont il aurait fait la sienne. Cela est si vrai que lorsque, pour des causes qui nous échappent, l’affaiblissement du sentiment paternel s’est produit en lui, il a repris son testament et l’a détruit, te faisant ainsi son héritier.
– Que je voudrais te croire !
Se méprenant sur le sens vrai de cette exclamation, Rébénacq crut qu’elle exprimait seulement le regret de ne pouvoir croire à un retour d’affection fraternelle :
– Si tu doutes de moi, dit-il, et de mes suppositions, tu ne peux pas résister aux faits. Le testament a été détruit, n’est-il pas vrai ? Alors que veux-tu de plus ?
X
Détruit, il n’eût voulu rien de plus ; mais précisément il ne l’était pas, et cet entretien ne le rendait que plus solide, puisqu’au lieu d’éclaircir les difficultés il les obscurcissait encore en les compliquant.
Il avait fallu un aveuglement vraiment incroyable, que seul l’intérêt personnel expliquait, pour s’imaginer que Gaston ne pouvait penser qu’à son fils en modifiant ses dispositions, alors que la raison disait qu’il pouvait tout aussi bien penser à d’autres, celui-ci ou celui-là.
Si, au lieu de vouloir déshériter son fils, il avait voulu déshériter son frère, quelle valeur pouvait-on attribuer à toutes les suppositions qui reposaient sur la première hypothèse ? Une seule chose l’appuierait d’une façon sérieuse : ce serait de découvrir une preuve, ou simplement un indice que Gaston avait eu des motifs pour changer ses sentiments à l’égard du capitaine et, par suite, ses dispositions testamentaires envers lui.
Les seuls témoignages qu’il pût consulter étaient les lettres de Léontine Dufourcq à Gaston, et aussi celles du capitaine trouvées à l’inventaire. Jusqu’à ce jour il n’avait pas ouvert ces liasses, retenu par un sentiment de délicatesse envers la mémoire de son frère, mais, à cette heure, ses scrupules devaient céder devant la nécessité.
Après le déjeuner, il mit les lettres dans ses poches, et, pour être certain de ne pas se laisser surprendre par sa femme ou sa fille, il alla s’asseoir dans un bois où il serait en sûreté.
La première liasse qu’il ouvrit fut celle de Léontine ; elle se composait d’une quarantaine de lettres, toutes numérotées de la main de Gaston par ordre de date ; les plis, fortement marqués, montraient qu’elles avaient été souvent lues.
Et, cependant, il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu’elles étaient, pour la plupart, d’une banalité et d’une incohérence telles que Gaston, assurément, n’avait pas pu les lire et les relire pour leur agrément. S’il les avait si souvent feuilletées, au point d’en user le papier, il fallait donc qu’il leur demandât autre chose que ce qu’elles donnaient réellement.
Quelle chose ? – le parfum d’un amour qui lui était resté cher – ou l’éclaircissement d’un mystère qui n’avait cessé de le tourmenter ?
C’était ce qu’il fallait trouver, ou tout moins chercher sans idée préconçue, avec un esprit libre, résolu à ne se laisser diriger que par la vérité.
La première lettre commençait à l’installation de Léontine à Bordeaux, dans une maisonnette du quai de la Souys, c’est-à-dire à une courte distance de la gare du Midi, par où Gaston arrivait et repartait ; elle se rapportait presque exclusivement à cette installation, sur laquelle elle insistait avec assez de détails pour qu’on pût retrouver cette maisonnette si elle était encore debout ; en quelques mots seulement elle se plaignait de la tristesse que lui promettait cette nouvelle existence, loin de sa sœur, loin de son pays, enfermée dans cette maison isolée, où elle n’aurait pour toute distraction que le passage des trains sur le pont, et la vue des bateaux de rivière qui montaient et descendaient avec le mouvement de la marée ; mais c’était un sacrifice qu’elle faisait à son amour, sans se plaindre.
Dans la suivante, la plainte se précisait : qui lui eût dit qu’elle serait obligée de se cacher dans le faubourg d’une grande ville, sous un nom faux, et que la récompense de sa tendresse et de sa confiance serait cette vie misérable de fille déshonorée ? quelle plus grande preuve d’amour pouvait-elle donner que de l’accepter ? En serait-elle récompensée un jour ? Tout ce qu’elle demandait dans le présent, c’était que ce sacrifice servit au moins à calmer une jalousie qui la désespérait.
Les suivantes roulaient sur cette jalousie, mais dans une forme vague qui ne réveillait rien de nouveau : Gaston était jaloux du jeune Anglais Arthur Burn qui avait habité chez les sœurs Dufourcq et Léontine s’appliquait à détruire cette jalousie. Elle n’avait jamais vu dans Arthur Burn qu’un pensionnaire comme les autres, et le seul sentiment qu’il lui eût inspiré, c’était la pitié. Comment n’eût-elle pas eu de compassion pour un pauvre garçon condamné à mort qui passait ses journées dans la souffrance ? Mais, d’autre part, comment eût-elle éprouvé de l’amour pour un infirme qui faisait de son corps une boîte à pharmacie ? Pouvait-on admettre, raisonnablement, qu’elle était assez aveugle, ou assez folle, pour préférer à un homme jeune, sain, vigoureux, doué de toutes les qualités qui rendaient Gaston irrésistible, un invalide chagrin, couvert d’emplâtres, qui puait la maladie, et que les servantes, même les moins difficiles, refusaient de soigner. Il avait quitté Peyrehorade en même temps qu’elle s’installait à Bordeaux. Cela était vrai. Mais qu’importait ? Est-ce que, s’il y avait eu complicité entre eux, elle n’aurait pas su obtenir de lui qu’il se conduisît de manière à éviter les soupçons ? Était-ce quand il y avait le plus grand intérêt dans le présent comme dans l’avenir, pour elle et plus encore pour son enfant, à ne pas les provoquer, qu’elle allait commettre une imprudence, aussi bête que maladroite ?
Douze lettres se succédaient dans ce ton, montrant ainsi que, pendant plusieurs semaines, Léontine n’avait écrit à Gaston que pour se défendre, et que, malgré tout, les griefs de celui-ci ne cédaient point à ses argumentations.
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