Ce sentiment, qui, à vrai dire, n’en est pas un ni dans un sens ni dans un autre, changera-t-il quand je le connaîtrai mieux ? C’est possible. Mais sincèrement je n’en sais rien.
– Laissons faire le temps.
– C’est ce que je demande.
VII
Pendant quatre dimanches Anie avait vu le baron à Biarritz, mais ses sentiments n’avaient changé en rien : elle en était toujours à l’indifférence, et quand sa mère, quand son père l’interrogeaient, sa réponse restait la même :
– Attendons.
– Qui te déplaît en lui ?
– Rien.
– Alors ?
– Pourquoi ne me demandes-tu pas ce qui me plaît en lui ?
– Je te le demande.
– Et je te fais la même réponse : rien. Dans ces conditions je ne peux dire que ce que je dis : attendons.
Madame Barincq, qui désirait passionnément ce mariage, et trouvait toutes les qualités au baron, s’exaspérait de ces réponses :
– Crois-tu que cette attente soit agréable pour ce brave garçon ?
– Que veux-tu que j’y fasse ? si elle lui est trop cruelle, qu’il se retire.
– Au moins est-elle mortifiante pour lui ; crois-tu qu’il n’a pas à souffrir de ta réserve, quand ce ne serait que devant le capitaine ?
– J’espère qu’il n’a pas pris le capitaine pour confident de ses projets ; s’il l’a fait, tant pis pour lui.
Accepterait-elle, refuserait-elle le baron ? c’était ce que le père et la mère se demandaient, et, comme ils désiraient autant l’un que l’autre ce mariage, ils prenaient leurs dispositions pour le jour où ils auraient à traiter les questions d’affaires et à fixer la dot.
Puisque le baron avait quarante mille francs de rente, ils voulaient que leur fille en eût autant, c’était leur réponse à son désintéressement.
Mais, si ces quarante mille francs devaient leur être faciles à payer annuellement, ce ne serait que quand les améliorations apportées à l’exploitation du domaine produiraient ce qu’on attendait d’elles, c’est-à-dire quand les terres défrichées seraient toutes transformées en prairies, ce qui exigerait trois ans au moins. En attendant, où trouver ces quarante mille francs ?
C’était la question que Barincq étudiait assez souvent, en cherchant quelles parties de son domaine il pourrait donner en garanties pour un emprunt.
Un jour qu’il se livrait à cet examen dans son cabinet, qui avait été celui de son frère, il tira les divers titres de propriété se rapportant aux pièces de terre qu’il avait en vue, et se mit à les lire en notant leurs contenances.
Pour cela il avait ouvert tous les tiroirs de son bureau, voulant faire un classement qui le satisfît mieux que celui adopté par son frère.
Comme il avait complètement tiré un de ces tiroirs, il aperçut une feuille de papier timbré, qui avait dû glisser sous le tiroir. Il la prit, et, comme au premier coup d’œil il reconnut l’écriture de son frère, il se mit à la lire.
« Je, soussigné, Gaston-Félix-Emmanuel Barincq (de Saint-Christeau), demeurant au château de Saint-Christeau, commune de Ourteau (Basses-Pyrénées) – déclare, par mon présent testament et acte de dernière volonté, donner et léguer, comme en effet je donne et lègue, à M. Valentin Sixte, lieutenant de dragons, en ce moment en garnison à Chambéry, la propriété de tous les biens, meubles et immeubles, que je posséderai au jour de mon décès. À cet effet, j’institue mon dit Valentin Sixte mon légataire à titre universel. Je veux et entends qu’en cette qualité de légataire mon dit Valentin Sixte soit chargé de payer à mon frère Charles-Louis Barincq, demeurant à Paris, s’il me survit, et à sa fille Anie Barincq, une rente annuelle de six mille francs, ladite rente incessible et insaisissable. Je nomme pour mon exécuteur testamentaire la personne de maître Rébénacq, notaire à Ourteau, sans la saisine légale, et j’espère qu’il voudra bien avoir la bonté de se charger de cette mission. Tel est mon testament, dont je prescris l’exécution comme étant l’ordonnance de ma dernière volonté.
« Fait à Ourteau le lundi onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre. Et après lecture j’ai signé.
Gaston Barincq. »
VIII
Il avait lu sans s’interrompre, sans respirer, courant de ligne en ligne ; mais dès les premières, au moment où il commençait à comprendre, il avait été obligé de poser sur son bureau la feuille de papier, tant elle tremblait entre ses doigts.
C’était un coup d’assommoir qui l’écrasait.
Après quelques minutes de prostration, il recommença sa lecture, lentement cette fois, mot à mot :
« Je donne et lègue à monsieur Valentin Sixte... la propriété de tous les biens, meubles et immeubles, que je posséderai au jour de mon décès. »
Évidemment, ce testament était celui que son frère avait déposé au notaire Rébénacq, et ensuite repris ; la date le disait sans contestation possible.
Pas d’hésitation, pas de doute sur ce point : à un certain moment, celui qu’indiquait la date de ce testament, son frère avait voulu que le capitaine fût son légataire universel ; et il avait donné un corps à sa volonté, ce papier écrit de sa main.
Mais le voulait-il encore quelques mois plus tard ? et le fait seul d’avoir repris son testament au notaire n’indiquait-il pas un changement de volonté ?
Il avait un but en reprenant ce testament ; lequel ?
Le supprimer ?
Le modifier ?
Chercher en dehors de ces deux hypothèses paraissait inutile, c’était à l’une ou l’autre qu’on devait s’arrêter ; mais laquelle avait la vraisemblance pour elle, la raison, la justice et la réunion de diverses conditions d’où pouvait jaillir un témoignage ou une preuve, il ne le voyait pas en ce moment, troublé, bouleversé, jeté hors de soi comme il l’était.
Et machinalement, sans trop savoir ce qu’il faisait, il examinait le testament, et le relisait par passages, au hasard, comme si son écriture ou sa rédaction devait lui donner une indication qu’il pourrait suivre.
Mais aucune lumière ne se faisait dans son esprit, qui allait d’une idée à une autre sans s’arrêter à celle-ci plutôt qu’à celle-là, et revenait toujours au même point d’interrogation : pourquoi, après avoir confié son testament à Rébénacq, son frère l’avait-il repris ? et pourquoi, après l’avoir repris, ne l’avait-il pas détruit ou modifié ?
Le temps marcha, et la cloche du dîner vint le surprendre avant qu’il eût trouvé une réponse aux questions qui se heurtaient dans sa tête.
Il fallait descendre ; il se composa un maintien pour que ni sa femme ni sa fille ne vissent son trouble, car, malgré son désarroi d’idée, il avait très nettement conscience qu’il ne devait leur parler de rien avant d’avoir une explication à leur donner.
Il remit donc le testament dans son tiroir, mais en le cachant entre les feuillets d’un acte notarié, et il se rendit à la salle à manger, où sa femme et sa fille l’attendaient, surprises de son retard : c’était, en effet, l’habitude qu’il arrivât toujours le premier à table, autant parce que, depuis son installation à Ourteau, il avait retrouvé son bel appétit de la vingtième année, que parce que les heures des repas étaient pour lui les plus agréables de la journée, celles de la causerie et de l’épanchement dans l’intimité du bien-être.
– J’allais monter te chercher, dit Anie.
– Tu n’as pas faim aujourd’hui ? demanda madame Barincq.
– Pourquoi n’aurais-je pas faim ?
– Ce serait la question que je t’adresserais.
Précisément parce qu’il voulait paraître à son aise et tel qu’il était tous les jours, il trahit plusieurs fois son trouble et sa préoccupation.
– Décidément tu as quelque chose, dit madame Barincq.
– Où vois-tu cela ?
– Est-ce vrai, Anie ? demanda la mère en invoquant comme toujours le témoignage de sa fille.
Au lieu de répondre, Anie montra d’un coup d’œil les domestiques qui servaient à table, et madame Barincq comprit que si son mari avait vraiment quelque chose comme elle croyait, il ne parlerait pas devant eux.
Mais, lorsqu’en quittant la table on alla s’asseoir dans le jardin sous un berceau de rosiers, où tous les soirs on avait coutume de prendre le frais en regardant le spectacle toujours nouveau du soleil couchant avec ses effets de lumière et d’ombres sur les sommets lointains, elle revint à son idée.
– Parleras-tu, maintenant que personne n’est là pour nous entendre ?
– Que veux-tu que je dise ?
– Ce qui te préoccupe et t’assombrit.
– Rien ne me préoccupe.
– Alors pourquoi n’es-tu pas aujourd’hui comme tous les jours ?
– Il me semble que je suis comme tous les jours.
– Eh bien, il me semble le contraire ; tu n’as pas mangé, et il y avait des moments où tu regardais dans le vide d’une façon qui en disait long. Quand, pendant vingt ans, on a vécu en face l’un de l’autre, on arrive à se connaître et les yeux apprennent à lire. En te regardant à table, ce soir, je retrouvais en toi la même expression inquiète que tu avais si souvent pendant les premières années de notre mariage, quand tu te débattais contre Sauval, sans savoir si le lendemain il ne t’étranglerait pas tout à fait.
– T’imagines-tu que je vais penser à Sauval, maintenant ?
– Non ; mais il n’en est pas moins vrai que j’ai revu en toi, aujourd’hui, l’expression angoissée que tu montrais quand tu te sentais perdu et que tu essayais de me cacher tes craintes. Voilà pourquoi je te demande ce que tu as.
Il ne pouvait pourtant pas répondre franchement.
– Si tu n’as pas mal vu, dit-il, c’est mon expression de physionomie qui a été trompeuse.
– Puisque tu ne veux pas répondre, c’est moi qui vais te dire d’où vient ton souci ; nous verrons bien si tu te décideras à parler ; tu es inquiet parce que tu reconnais que tes transformations ne donnent pas ce que tu attendais d’elles et que tu as peur de marcher à ta ruine. Il y a longtemps que je m’en doute. Est-ce vrai ?
– Ah ! cela non, par exemple.
– Tu n’es pas en perte ?
– Pas le moins du monde ; les résultats que j’attendais sont dépassés et de beaucoup ; ma comptabilité est là pour le prouver. Je ne suis qu’au début, et pourtant je puis affirmer, preuves en main, que les chiffres que je vous ai donnés, c’est-à-dire un produit de trois cent mille francs par an, sera facilement atteint le jour où toutes les prairies seront établies et en plein rapport. Ce que j’ai réalisé jusqu’à ce jour le démontre sans doutes et sans contestations possibles par des chiffres clairs comme le jour, non en théorie, mais en pratique. Pour cela il ne faudrait que trois ans... si je les avais.
– Comment, si tu les avais ! s’écria madame Barincq.
Il voulut corriger, expliquer ce mot maladroit qui avait échappé à sa préoccupation.
– Qui est sûr du lendemain ?
– Tu te crois malade ? dit-elle. Qu’as-tu ? De quoi souffres-tu ? Pourquoi n’as-tu pas appelé le médecin ?
– Je ne souffre pas ; je ne suis pas malade.
– Alors pourquoi t’inquiètes-tu ? C’est la plus grave des maladies de s’imaginer qu’on est malade quand on ne l’est pas. Comment ! tu nous fais habiter la campagne parce que tu dois y trouver la santé et le repos, y vivre d’une vie raisonnable comme tu dis ; et nous n’y sommes pas installés que te voilà tourmenté, sombre, hors de toi, sous le coup de soucis et de malaises que tu ne veux pas, que tu ne peux pas expliquer ! Depuis que nous sommes mariés tu m’as, pour notre malheur, habituée à ces mines de désespéré ; mais au moins je les comprenais et je m’associais à toi ; quand tu luttais contre Sauval, quand tu peinais chez Chaberton, je ne pouvais t’en vouloir de n’être pas gai ; tu aurais eu le droit, si je t’avais fait des reproches, de me parler de tes inquiétudes du lendemain. Mais maintenant que tu reconnais toi-même que tes affaires sont dans une voie superbe, quand nous sommes débarrassés de tous nos tracas, de toutes nos humiliations, quand nous avons repris notre rang, quand nous n’avons plus qu’à nous laisser vivre, quand le présent est tranquille et l’avenir assuré, enfin quand nous n’avons qu’à jouir de la fortune, je trouve absurde de s’attrister sans raison... Parce qu’on n’est pas sûr du lendemain. Mais qui peut en être sûr, si ce n’est nous ? Il n’y a qu’un moyen de le compromettre, celui que tu prends précisément : te rendre malade. Que deviendrions-nous si tu nous manquais ? Que deviendraient tes affaires, tes transformations ? Ce serait la ruine. Et tu sais, je serais incapable de supporter ce dernier coup. Je ne me fais pas d’illusions sur mon propre compte ; je suis une femme usée par les chagrins, les duretés de la vie, la révolte contre les injustices du sort dont nous avons été si longtemps victimes. Je ne supporterais pas de nouvelles secousses.
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