Comment rentrer le soir sur ces hauteurs au pied desquelles s’arrêtent les omnibus ! Comment demander aux gens de vous y rendre les visites qu’on leur a faites !

Pendant les premières années qui avaient suivi leur ruine, madame Barincq ne pensait ni aux relations, ni aux invitations ; écrasée par cette ruine, elle restait enfermée dans sa maisonnette, désespérée et farouche, sans sortir, sans vouloir voir personne, trouvant même une sorte de consolation dans son isolement : pourquoi se montrer misérable quand on ne devait pas l’être toujours ? Mais avec le temps ses dispositions avaient changé : l’ennui avait pesé sur elle moins lourd, la honte s’était allégée, l’espérance en des jours meilleurs était revenue. D’ailleurs Anie grandissait, et il fallait penser à elle, à son avenir, c’est-à-dire à son mariage.

Si le père acceptait que sa fille dût travailler pour vivre et par un métier sinon par le talent s’assurer l’indépendance et la dignité de la vie, il n’en était pas de même chez la mère. Pour elle c’était le mari qui devait travailler, non la femme, et lui seul qui devait gagner la vie de la famille. Il fallait donc un mari pour sa fille. Comment en trouver un rue de l’Abreuvoir, où ils étaient aussi perdus qu’ils l’eussent été dans une île déserte au milieu de l’Océan ? Certainement Anie était assez jolie, assez charmante, assez intelligente pour faire sensation partout où elle se montrerait ; mais encore fallait-il qu’on eût des occasions de la montrer.

Madame Barincq les avait cherchées, et, comme après quinze ans d’interruption il était impossible de reprendre ses relations d’autrefois, dans le monde dont elle avait fait partie, elle s’était contentée de celles que le hasard, et surtout une volonté constamment appliquée à la poursuite de son but pouvaient lui procurer. Après ce long engourdissement elle avait du jour au lendemain secoué son apathie, et dès lors n’avait plus eu qu’un souci : s’ouvrir des maisons quelles qu’elles fussent où sa fille pourrait se produire, et amener chez elle des gens parmi lesquels il y aurait chance de mettre la main sur un mari pour Anie. Comme elle ne demandait à ceux chez qui elle allait ni fortune, ni position, rien qu’un salon dans lequel on dansât, elle avait assez facilement réussi dans la première partie de sa tâche ; mais la seconde, celle qui consistait à faire escalader les hauteurs de Montmartre à des gens qui n’avaient pas de voitures, et qui pour la plupart même n’usaient des fiacres qu’avec une certaine réserve, avait été plus dure.

Cependant elle était arrivée à ses fins en se contentant de deux soirées par an, fixées à une époque où l’on avait chance de ne pas rester en détresse sur les pentes de Montmartre, c’est-à-dire en avril et en mai, quand les nuits sont plus clémentes, les rues praticables, et alors que le jardin fleuri de la maisonnette donnait à celle-ci un agrément qui rachetait sa pauvreté. L’année précédente quelques personnes de l’espèce de celles qui ne connaissent pas d’obstacles quand au bout elles doivent trouver une distraction, avaient risqué l’escalade, aussi espérait-elle bien que cette année, pour sa première soirée, ses invités seraient plus nombreux encore, et que parmi eux se rencontrerait, un mari pour Anie.

 

 

III

 

Sous le ciel d’un bleu sombre les trois fenêtres du rez-de-chaussée jetaient des lueurs violentes qui se perdaient au milieu des lilas et le long de l’allée dans l’air tranquille du soir, des lanternes de papier suspendues aux branches illuminaient le chemin depuis la loge du concierge jusqu’à la maison, éclairant de leur lumière orangée les fleurs printanières qui commençaient à s’ouvrir dans les plates-bandes.

Pendant de longues années on était entré directement dans la salle à manger par une porte vitrée s’ouvrant sur le jardin, mais quand madame Barincq avait organisé ses soirées il lui avait fallu un vestibule qu’elle avait trouvé dans la cuisine devenue un hall, comme elle voulait qu’on dit en insistant sur la prononciation « hole ». Et, pour que cette transformation fût complète, le hall avait été meublé d’ustensiles plus décoratifs peut-être qu’utiles, mais qui lui donnaient un caractère : dans la haute cheminée remplaçant l’ancien fourneau, un grand coquemar à biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle ; et aux murs des panoplies d’armes de théâtre ou d’objets bizarres que les grands magasins vendent aux amateurs atteints du mal d’exotisme.

Quand Barincq entra dans le hall dont la porte était grande ouverte, un feu de fagots venait d’être allumé sous le coquemar ; peut-être n’était-il pas très indispensable par le temps doux qu’il faisait, mais il était hospitalier.

Au bruit de ses pas sa fille parut :

– Comme tu es en retard, dit-elle en venant au devant de lui, tu n’as pas eu d’accident ?

– J’ai été retenu par M. Chaberton, répondit-il en l’embrassant tendrement.

– Retenu ! dit madame Barincq, survenant, un jour comme aujourd’hui !

Il expliqua par quoi il avait été retenu.

– Je ne te fais pas de reproches, mais il me semble que tu devais expliquer à M. Chaberton que tu ne pouvais pas rester ; ce n’est pas assez de nous avoir laissé ruiner par lui : maintenant, comme un mouton, tu supportes qu’il t’exploite misérablement.

Certes non, elle ne faisait pas de reproches à son mari, seulement depuis vingt ans elle ne lui adressait pas une observation sans la commencer par cette phrase qui, dans sa brièveté, en disait long, car enfin de combien de reproches n’eût-elle pas pu l’écraser si elle n’avait pas été une femme résignée ?

– Tu n’as pas dîné, n’est-ce pas ? demanda Anie en interrompant sa mère.

– Non.

– Nous n’avons pas pu t’attendre.

– Je le pense bien ; d’ailleurs j’avais chargé Barnabé de vous prévenir.

– M. Barnabé se sera aussi laissé retenir, dit madame Barincq.

– Va dîner, interrompit Anie.

Comme il se dirigeait vers la salle à manger qui faisait suite au hall, sa femme le retint.

– Crois-tu que nous avons pu laisser la table servie ? dit-elle ; ton dîner est dans la cuisine.

– Au chaud, dit Anie.

– Je vais m’habiller, dit madame Barincq qui était en robe de chambre, je n’ai que le temps avant l’arrivée de nos invités.

Il passa dans la cuisine qui était un simple appentis en planches avec un toit de carton bitumé, appliqué contre la maison, lors de la création du hall, et comme personne ne devait jamais pénétrer dans cette pièce, l’ameublement en était tout à fait primitif : une petite table, une chaise, un fourneau économique en tôle monté sur trois pieds, dont le tuyau sortait par un trou de la toiture, c’était tout.

– Veux-tu prendre ton assiette dans le fourneau, dit Anie, je ne peux pas entrer.

– Pourquoi donc ?

Il se retourna vers elle, car bien qu’en arrivant il l’eût embrassée d’un tendre regard, en même temps que des lèvres, il n’avait vu d’elle que les yeux et le visage sans remarquer la façon dont elle était habillée ; son examen répondit à la question qu’il venait de lui adresser.

Sa robe rose était en papier à fleurs plissé, qu’une ceinture en moire maïs serrait à la taille, et avec une pareille toilette elle ne pouvait évidemment pas entrer dans l’étroite cuisine où elle n’aurait pas pu se retourner sans craindre de s’allumer au fourneau.

Ce fut cette pensée qui instantanément frappa l’esprit du père :

– Quelle folie ! s’écria-t-il.

– Pourquoi folie ?

– Parce que, si tu approches d’une lumière ou du feu, tu es exposée au plus effroyable des dangers.

– Je ne m’en approcherai pas.

– Qui peut savoir !

– Moi.

– Pense-t-on à tout ?

– Quand on veut, oui ; tu vois bien que je ne te sers pas ton dîner. Sois donc tranquille, et ne t’inquiète que d’une chose : cela me va-t-il ? regarde un peu.

Elle recula jusqu’au milieu du hall, sous la lumière d’un petit lustre hollandais en cuivre dont l’authenticité égalait celle du coquemar.

– Eh bien ? demanda-t-elle ; puisqu’il est convenu qu’on portera ce soir des toilettes de fantaisie, en pouvais-je inventer une plus originale, et, ce qui a bien son importance pour nous, moins chère ? tu sais, pas ruineux le papier à fleurs.

Tout en mangeant sur le coin de la table la tranche de bouilli qu’il avait tirée du fourneau, il regardait par la porte restée ouverte sa fille campée devant lui, et, bien que ses craintes ne fussent pas chassées, il ne pouvait pas ne pas reconnaître que cette toilette ne fût vraiment trouvée à souhait pour rendre Anie tout à fait charmante. Il n’avait certainement pas attendu jusque-là pour se dire qu’elle était la plus jolie fille qu’il eût vue, mais jamais il n’avait été plus vivement frappé qu’en ce moment par la mobilité ravissante de sa physionomie, l’éclair de son regard, la caresse de ses grands yeux humides, la finesse de son nez, la blancheur, la fraîcheur de son teint, la souplesse de sa taille, la légèreté de sa démarche.

Comme elle lisait ce qui se passait en lui, elle se mit à sourire :

– Alors tu ne grondes plus ? dit-elle.

– Je le devrais.

– Mais tu ne peux pas. Sois tranquille, et dis-toi qu’aujourd’hui la chance est avec nous. Pouvions-nous souhaiter une plus belle soirée que celle qu’il fait en ce moment, un ciel plus clair, un temps plus assuré ? Personne ne nous manquera.

– Tu tiens donc bien à ce qu’il ne manque personne ?

– Si j’y tiens ! Mais est-ce que ce n’est pas précisément parmi ceux qui manqueraient que se trouverait mon futur mari ?

– Peux-tu rire avec une chose aussi sérieuse que ton mariage !

Elle quitta le milieu du hall et vint s’appuyer contre la porte de la cuisine, de façon à être plus près de son père, mieux avec lui, plus intimement :

– Ne vaut-il pas mieux rire que de pleurer ? dit-elle ; d’ailleurs je ne ris que du bout des lèvres, et ce n’est pas sans émotion, je t’assure, que je pense à mon mariage. Pendant longtemps maman, qui me voit avec des yeux que les autres n’ont pas sans doute, s’est imaginée que je n’aurais qu’à me montrer pour trouver un mari, et elle me l’a dit si souvent, que je l’ai cru comme elle ; il y avait quelque part, n’importe où, une collection de princes charmants qui m’attendaient. Le malheur est que ni elle ni moi n’ayons pas trouvé le chemin fleuri qui conduit à ce pays de féerie, et que nous soyons restées rue de l’Abreuvoir, où nous attendons des prétendants, s’il en vient, qui certainement ne seront pas princes, et qui peut-être ne seront même pas charmants.

– S’ils ne sont pas charmants, tu ne les accepteras pas ; qui te presse de te marier ?

– Tout ; mon âge et la raison.

– À vingt et un ans il n’y a pas de temps de perdu.

– Cela dépend pour qui : à vingt ans une fille sans dot est une vieille fille, tandis qu’à vingt-quatre ans celle qui a une dot est encore une jeune fille ; or, je suis dans la classe des sans dot, et même dans celle des sans le sou.

– Voilà pourquoi je voudrais qu’il n’y eût point de hâte dans ton choix. Si tu es sans dot aujourd’hui, notre situation peut changer demain, ou, pour ne rien exagérer, bientôt. J’ai tout lieu de croire qu’on va m’acheter le brevet de ma théière, et si ce n’est pas la fortune, au moins est-ce l’aisance. Les expériences instituées sur la ligne de l’Est pour mon système de suspension des wagons ont donné les meilleurs résultats et supprimé toute trépidation : les ingénieurs sont unanimes à reconnaître que mes menottes constituent une invention des plus utiles. De ce côté nous touchons donc aussi au succès ; et c’est ce qui me fait te demander d’avoir encore un peu de patience.

– Je t’assure que je ne doute pas de l’excellence de tes inventions, mais quand se réaliseront-elles ? Demain ? Dans cinq ou six ans ? Tu sais mieux que personne qu’en fait d’inventions tout est possible, même l’invraisemblable. Dans six ans j’aurais vingt-sept ans, quel mari voudrait de moi ! Laisse-moi donc prendre celui que je trouverai, même si c’est demain, alors que je ne suis encore que la pauvre fille sans le sou, qui n’a pas le droit de montrer les exigences qu’aurait la fille d’un riche inventeur.

– As-tu donc des raisons de penser que parmi nos invités il y en ait qui veuillent te demander ?

– Il suffit qu’il puisse s’en trouver un pour que je souhaite que celui-là ne soit pas empêché de venir ce soir. L’année dernière les invitations avaient été faites de telle sorte que les jeunes gens ne voulaient danser qu’avec les femmes mariées, et les hommes mariés qu’avec les jeunes filles ; cette année les femmes mariées étant rares, il faudra bien que les jeunes gens viennent à nous, et j’espère que dans le nombre il s’en rencontrera peut-être un qui ne considérera pas le mariage comme une charge au-dessus de ses forces. Je t’assure que je ne serai ni difficile, ni exigeante ; qu’il dise un mot, j’en dirai deux.

– Eh quoi ! ma pauvre enfant, en es-tu là ?

– Là ? c’est-à-dire revenue des grandes espérances de maman ? Oui. C’est peut-être drôle que ce soit la fille et non la mère qui jette un clair regard sur la vie, cependant c’est ainsi. Du jour où j’ai compris que je devais me marier, j’ai fait mon deuil de mes idées et de mes rêves de petite fille, et c’est au mariage lui-même que je me suis attachée, plus qu’au mari. Te dire que j’ai accepté cela gaiement ou indifféremment ne serait pas vrai ; il m’en a coûté, beaucoup même, mais je ne suis pas de celles qui ferment les yeux obstinément parce que ce qu’elles voient leur déplaît, les blesse ou les inquiète. J’ai reçu ainsi plus d’une leçon. La mort de M.