Je t’engage donc à réfléchir, ou plutôt à te dépêcher d’aller t’habiller.

Comme il ne bougeait pas, elle se tourna vers sa fille :

– Parle à ton père, dit-elle, fais-lui entendre raison, si tu peux, moi j’y renonce.

Les quittant, elle retourna dans la cuisine donner ses derniers ordres à Barnabé.

Après un moment de silence il tendit la main à sa fille :

– J’aurais voulu ne pas t’attrister, dit-il, mais c’est plus fort que moi ; je ne peux pas ne pas penser à cette mort sans une sorte d’anéantissement, comme je ne peux pas me voir condamné à rester ici sans révolte ; et pourtant, tu sais si je suis un révolté. Depuis vingt ans j’ai terriblement souffert de la pauvreté, mais jamais à coup sûr autant qu’en cette soirée, en t’entendant parler de ton mariage, comme tu l’as fait tout à l’heure, et maintenant en restant là impuissant... Ah ! ma chère enfant, qu’on est malheureux, humilié dans sa dignité, atteint au plus profond de sa tendresse de ne pouvoir rien pour ceux qu’on aime ! Et c’est là mon cas : à la même heure je te vois prête à te jeter dans le mariage comme dans le suicide parce que, misérables que nous sommes, tu désespères de l’avenir ; et d’autre part je ne peux pas davantage donner à mon frère un dernier témoignage d’affection. Ah ! misère, que tu es dure à ceux que tu accables !

Il s’arrêta, et, attirant sa fille, il l’embrassa :

– Comprends-tu qu’il n’y a rien à me dire, et que, si mes yeux sont attristés, ce n’est pas ma faute ?

Un bruit de voix se fit entendre dans la salle.

– Va recevoir tes invités, dit-il, moi je monte m’habiller.

 

 

IV

 

Il avait rapidement grimpé les marches raides de l’escalier afin de revenir au plus vite, mais sa toilette lui prit plus de temps qu’il n’aurait voulu, car lorsqu’il essaya de boutonner sa chemise la nacre usée par les blanchissages s’émietta dans ses doigts, et il dut coudre un nouveau bouton : quand sa femme et sa fille s’occupaient à recevoir leurs invités, il n’allait pas appeler l’une ou l’autre à son secours. D’ailleurs, avec son vieux linge il était habitué à ce que pareil accident lui arrivât ; et dans cette petite pièce encombrée de malles, de caisses, de cartons, qui lui servait de cabinet de toilette, il savait où trouver des aiguilles et du fil.

En redescendant, comme il passait devant un petit appentis dont Anie avait fait son atelier en l’ornant avec quelques morceaux de peluche et de soie, il vit sa fille devant le tableau qu’elle venait d’achever, ayant près d’elle un petit homme jeune encore, mais chauve et à lunettes, qu’il reconnut pour René Florent, le rédacteur en chef de la Butte. Depuis quinze jours on parlait de cette visite du journaliste. Viendrait-il ? ne viendrait-il point ? Bien que sa critique fût hargneuse et méprisante, négative avec outrecuidance quand elle n’était pas bassement envieuse ; bien que la Butte, petit journal de quartier, ne fût guère lu qu’à Montmartre ou aux Batignolles, pour ses personnalités et ses méchancetés, Anie désirait qu’il parlât de son tableau. Dût-il en dire du mal, ce serait toujours une consécration. Plusieurs fois elle l’avait fait inviter par des amis communs. Toujours il avait promis. Jamais il n’était venu.

Maintenant quelle allait être son impression et son jugement ? Il se redressa, et reculant de deux pas, sans s’être aperçu que le père l’écoutait :

– Vous savez, dit-il, que si vous comptez sur cette petite chosette pour secouer l’indifférence du public et frapper un coup, il faudra en rabattre et déchanter. C’est propret, ce n’est même que trop propret, mais il faut autre chose que ça pour s’imposer.

Comme elle n’avait pas pu retenir un mouvement sous cette parole brutale, il la regarda :

– Ça vous blesse, ce que je vous dis là ; on m’a amené ici pour que je vous donne mon avis, je vous le donne. C’est mon rôle, ma raison d’être, la mission dont je suis investi, de décourager les vocations que je ne crois pas assez fortes pour sortir de l’ornière et fournir une marche glorieuse dans un sillon nouveau. Je manquerais à mes devoirs envers moi-même si je ne vous disais pas ce que je pense. Travaillez, travaillez ferme pendant des années et des années encore, si vous en avez le courage ; après nous verrons.

Il était sérieux, s’imaginant de bonne foi que quiconque tenait une brosse ou une plume était son justiciable, par cela seul qu’il lui avait plu de fonder la Butte, et que ceux dont il ne goûtait point le talent étaient des coupables auxquels il avait le droit d’appliquer toutes les sévérités d’un code pénal qu’il avait édicté à son usage.

À ce moment Anie aperçut son père :

– Tu as entendu ? dit-elle en venant à lui.

– À peu près.

– Excusez ma franchise, dit Florent un peu gêné, il m’est impossible de n’être pas franc, même quand je parle à une femme.

– Cette franchise surprendra d’autant moins mon père, répondit Anie, que je lui disais la même chose que vous il n’y a pas dix minutes.

Quelques personnes s’approchèrent, et Florent n’eût pas à motiver son arrêt, ce qu’il eût fait en l’aggravant par ses considérants.

Dans le salon et dans la salle à manger on entendait un murmure de voix qui disait que les arrivants étaient déjà nombreux ; cependant on n’avait pas encore besoin que le père s’assit au piano, car la danse devait être précédée de quelques morceaux de musique, d’un monologue et d’une scène à deux personnages, qui formaient un programme complet : 1° une petite fille de sept ans, qu’on tenait à faire accepter comme prodige, exécuterait l’Adieu de Dussek ; 2° un élève d’un élève du Conservatoire, chez qui la vocation dramatique s’était révélée irrésistible à l’âge de cinquante-trois ans, dirait, en s’abritant sous un parapluie, un monologue qui, à ce qu’il racontait lui même, était d’un comique irrésistible ; 3° enfin un professeur de déclamation, dont les cartes de visite portaient pour qualités : « neveu de M. Michalon, membre de l’Académie des sciences », jouerait avec deux de ses élèves le Caveau perdu des Burgraves, non pas que cette scène fût bien en situation dans un salon, mais parce que le neveu du membre de l’Académie des sciences aimait à représenter les grands de ce monde.

Madame Barincq, ayant aperçu son mari, vint à lui vivement, et en quelques mots rapides le pressa de remplir ses devoirs de maître de maison : qu’avait-il fait depuis si longtemps ? à quoi pensait-il ? allait-il lui laisser la charge et le souci de toutes choses ? Il obéit, et alla de groupe en groupe, serrant la main aux nouveaux arrivés, et leur adressant quelques mots de remerciements. Comme il s’efforçait de mettre un masque sur son visage et de ne montrer à tous que des yeux souriants, il crut remarquer qu’on lui répondait avec une sympathie dont la chaleur le surprit.

C’est que déjà madame Barincq avait parlé du grand chagrin qui les menaçait, et que chacun s’était répété son récit arrangé pour la circonstance : son beau-frère venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie dans son château d’Ourteau en Béarn, et la dépêche qu’ils avaient reçue quelques minutes auparavant les laissait dans l’angoisse puisqu’ils ne sauraient que le lendemain matin ce qu’il était advenu de cette attaque ; à la vérité M. Barincq était le seul héritier légitime de son frère qui n’avait jamais été marié ; mais cent mille francs de rente à recueillir n’étaient pas une considération capable d’atténuer son chagrin ; il faudrait donc l’excuser s’il montrait un visage inquiet et ne pas paraître s’en apercevoir. Il aimait tendrement son aîné.

Ces quelques mots avaient couru de bouche en bouche et l’on ne parlait que de la chance d’Anie :

– Cent mille francs de rente.

– En Gascogne.

– Mettons cinquante, mettons vingt-cinq seulement, c’est déjà bien joli pour une fille qui en était réduite à s’habiller de papier.

– Si vous saviez...

Celle qui savait, avait, le soir même, sur l’unique jupe en soie blanche de sa fille, épinglé du tulle rose, pour remplacer le tulle violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge, qui, successivement, avait orné cette jupe depuis deux ans, et pendant trois heures la patiente était restée debout sans se plaindre ; aussi parlait-elle éloquemment des artifices de toilette auxquels sont condamnées les mères pauvres qui veulent que leurs filles fassent figure dans le monde. Dieu merci, elle n’en était pas là, mais cela ne l’empêchait pas de compatir aux misères de cette bonne madame de Saint-Christeau.

Cependant le petit prodige qui ne prenait intérêt à rien s’occupait à faire entasser des coussins sur une chaise, afin de se trouver à la hauteur du clavier ; lorsqu’il y en eut assez, on la jucha dessus et l’on vit pendre ses petites jambes torses qui, n’ayant jamais fait d’exercice, étaient restées grêles ; alors elle promena dans le salon un regard qui commandait l’attention ; puis sur un signe de sa mère elle commença et Barincq s’en alla dans le hall remplacer sa femme et recevoir les retardataires.

Parmi eux, ne s’en trouverait-il pas un avec qui il serait assez lié, ou en qui il aurait assez confiance pour lui emprunter les cent francs nécessaires à son voyage ? Ce fut la question qui pendant la grande heure qu’il passa là l’angoissa. Mais quand à la fin il dut revenir dans le salon pour s’asseoir au piano, il n’avait trouvé personne à qui il eût osé adresser sa demande avec chance de la voir accueillie : l’un n’était pas plus riche que lui ; l’autre, s’il pouvait ouvrir son porte-monnaie, ne le voudrait assurément jamais.

Les yeux attachés sur sa fille empressée à donner des vis-à-vis aux danseurs qui n’en avaient pas, il attendait qu’elle lui fît signe de commencer, et le sourire qu’à la fin elle lui adressa le réconforta ; l’accent en était si doux que son cœur se détendit, avec entrain il attaqua le quadrille de la Mascotte.

Après ce quadrille ce fut une valse, puis une polka, puis vinrent d’autres quadrilles, d’autres valses, d’autres polkas. Adossé à une fenêtre, il voyait les danseurs s’agiter devant lui, et dans ce tourbillon il n’avait de regards que pour sa fille. Comme elle lui paraissait charmante, souriant à tous de ses grands yeux caressants, le visage animé, les lèvres frémissantes ! c’était merveille que ce sourire, merveille aussi que la légèreté et la grâce de ses manières. Mais par contre comme il trouvait laids, ou gauches, ou mal bâtis, ou maladroits, les danseurs qui l’accompagnaient, quand ils n’étaient pas tout cela à la fois ; et l’un d’eux, peut-être, serait le mari qu’elle accepterait. Il n’y avait en lui aucune jalousie paternelle, et jamais il n’avait éprouvé de douleur à se dire que sa fille le quitterait un jour pour aimer un mari et vivre heureuse auprès d’un homme qui prendrait la place que lui, père, avait jusqu’à ce moment occupée seul. Mais ce mari rêvé ne ressemblait en rien à ceux qui passaient devant lui, car c’était à travers sa fille qu’il l’avait vu et en rapport avec elle, c’est à dire jeune, élégant, droit de caractère, de nature honnête et franche comme celle d’Anie.

Hélas ! combien ceux qu’il examinait ressemblaient peu à ce type !

Et, cependant, elle leur souriait, aimable, gracieuse, leur parlant, les écoutant, paraissant intéressée par ce qu’ils lui disaient. Elle les acceptait donc, les uns comme les autres, indifféremment, celui-ci comme celui-là, n’exigeant d’eux qu’une qualité, celle de mari, et ce mari la façonnerait à son image, lui imposerait ses goûts, ses idées, sa vie.

Si la vue de ces futurs gendres le blessait, leurs paroles, au cas où il eût pu les entendre, l’eussent révolté bien plus encore.

L’histoire du frère se mourant en Béarn avait été acceptée, et si personne n’avait cru au chiffre de cent mille francs de rente, tout le monde avait admis un héritage, changeant du tout au tout la situation d’Anie qui n’était plus celle d’une pauvre fille sans dot, condamnée à traîner la misère toute sa vie, et à ne se marier jamais. Dangereuse quelques instants auparavant, à ce point qu’il n’était pas un jeune homme qui ne se tint avec elle sur la réserve et la défensive, elle était instantanément devenue désirable et épousable ; sa beauté même avait changé de caractère, on ne pensait plus à la contester ou à lui chercher des défauts, c’était éblouissante, irrésistible qu’on la voyait maintenant, la belle fille !

René Florent, le premier, lui avait révélé ce changement comme le prodige achevait son morceau ; il s’était, au milieu du brouhaha soulevé par les applaudissements, approché d’elle, pour lui demander le premier quadrille. Il dansait donc, le critique hargneux ! Surprise, elle avait répondu que ce quadrille était promis. Il avait insisté, il ne pouvait pas rester tard, étant obligé de se montrer dans trois autres maisons encore ce soir-là, et il tenait à danser avec elle ; c’était une manière d’affirmer le cas qu’il faisait de son talent ; cela serait compris de tous ; rien n’est à négliger au début d’une carrière d’artiste.

Bien que Florent ne fût pas d’âge à ne pas danser, c’était la première fois qu’elle le voyait faire une invitation, et cette insistance chez un homme rogue, qui partout pontifiait, avait de quoi la surprendre.