Touchard a été la plus forte. On pouvait croire qu’il vivrait jusqu’à quatre-vingt-dix ans et marierait ses filles comme il voudrait. Il est mort à cinquante-cinq, et Berthe chante dans un café-concert de Toulon ; Amélie, dans un de Bordeaux. Que deviendrions-nous si nous te perdions ? Je n’aurais pas même la ressource de Berthe et d’Amélie, puisque je ne sais pas chanter.

– Ne parle pas de cela, c’est mon angoisse.

– Il faut bien que je te dise pourquoi je tiens à me marier, que tu ne croies pas que c’est par toquade, ou pour me séparer de toi. Assurée que nous vivrons encore longtemps ensemble, je t’assure que j’attendrais bien tranquillement qu’un mari se présente sans me plaindre de la médiocrité de notre existence. Mais cette assurance je ne peux pas l’avoir, pas plus que tu ne peux me la donner. Des gens que nous connaissons, M. Touchard était le plus solide, ce qui n’a pas empêché que la maladie l’emporte. Qu’adviendrait-il de nous ? Pas un sou, pas d’appui à demander, puisque nous n’avons d’autres parents que mon oncle Saint-Christeau, qui ne ferait rien pour nous, n’est-ce pas ?

– Hélas !

– Alors comprends-tu que l’idée de mariage me soit entrée dans la tête ?

– Tu as un outil dans les mains, au moins.

– Mais non, je n’en ai pas, puisque je n’ai pas de métier. Du talent, un tout petit, tout petit talent, peut-être. Et encore cela n’est pas prouvé. Ce qui l’est, c’est que je fais difficilement des choses faciles quand, pour gagner notre vie, ce serait précisément le contraire que je devrais faire. Donc il me faut un mari, et, si je peux espérer en trouver un, ne pas laisser passer l’âge où j’ai encore de la fraîcheur et de la jeunesse. Voilà pourquoi je suis pressée ; pour cela et non pour autre chose, car tu dois bien penser que je ne suis pas assez folle pour m’imaginer que ce mari va me donner une existence large, facile, mondaine, qui réalise des rêves que j’ai pu faire autrefois, mais qui maintenant sont envolés. Ce que je lui demande à ce mari, c’est d’être simplement l’appui dont je te parlais tout à l’heure, et de m’empêcher de tomber dans la misère noire dont j’ai une peur horrible, ou de rouler dans les aventures de Berthe et d’Amélie Touchard dont j’ai plus grand-peur encore. La vie que cela nous donnera sera ce qu’elle sera, et je m’en contenterai ; il m’aidera, je l’aiderai ; il travaillera, je travaillerai, et comme, revenue de mes hautes espérances, j’aurai le droit d’abandonner le grand art pour le métier, je pourrai gagner quelque argent qui sera utile dans notre ménage. Ce mari est-il introuvable ? J’imagine que non.

– As-tu quelqu’un en vue ?

– Dix, vingt, ceux que je connais, et surtout ceux que je ne connais pas, mais sans rien de précis, bien entendu. Juliette doit amener des amis de son frère et ceux-ci des camarades de bureau. Employés des finances, employés de la Ville, c’est en eux que j’espère ; plusieurs qui écrivent dans les journaux se feront une position plus tard ; pour le moment leurs ambitions sont modestes et dans le nombre il peut s’en rencontrer, je ne dis pas beaucoup, mais un me suffit, qui comprenne qu’une femme intelligente sans le sou est quelquefois moins chère pour un mari qu’une autre qui aurait des goûts et des besoins en rapport avec sa dot. Si je trouve celui-là, s’il ne me répugne pas trop, s’il apprécie à sa juste valeur ma robe en papier... si... si... mon mariage est fait : tu vois donc qu’avec toutes ces conditions il ne l’est pas encore.

Tout cela avait été dit avec un enjouement voulu qui pouvait tromper un indifférent, mais non un père ; aussi l’écoutait-il ému et angoissé, sans penser à manger, ne la quittant pas des yeux, cherchant à lire en elle et à apprécier la gravité de l’état que ces paroles lui révélaient.

Madame Barincq, en descendant de sa chambre, les interrompit :

– Comment ! s’écria-t-elle en trouvant son mari attablé, tu n’as pas encore fini ! et toi, Anie, tu bavardes avec ton père au lieu de le presser de manger.

– J’ai fini, dit il en s’emplissant la bouche.

– Eh bien, range ton assiette, que Barnabé trouve tout en ordre, et va t’habiller, tu ne seras jamais prêt ; n’entre pas dans la chambre, ta chemise et tes vêtements sont dans le débarras.

– Je te nouerai ta cravate, dit Anie.

– Est-ce que tu crois que je n’ai pas le temps de fumer une pipe ? demanda-t-il en s’adressant à sa femme.

– Il ne manquerait plus que ça.

– Dans le jardin ?

Devant la colère de sa mère, Anie intervint.

– On peut arriver d’un moment à l’autre, dit-elle.

– Alors je vais m’habiller.

– Il y a longtemps que cela devrait être fait, dit madame Barincq.

À ce moment on entendit un bruit de pas lourds, écrasant le gravier du chemin, et Barnabé parut sur le seuil du hall, tenant à la main un papier bleu.

– Une dépêche qui vient d’arriver, et que la concierge m’a remise pour vous, monsieur Barincq, dit-il.

Mais ce fut madame Barincq qui la prit et l’ouvrit.

– Qui nous manque de parole ? demanda Anie.

– Ce n’est pas d’un invité, dit madame Barincq après un moment de silence.

– Alors ?

Au lieu de répondre à sa fille, elle se tourna vers son mari.

– Ton frère est mort.

Elle lui tendit la dépêche :

– Gaston ! s’écria-t-il d’une voix qui se brisa dans sa gorge.

Ce fut d’une main tremblante qu’il prit la dépêche.

 

« Triste nouvelle à t’apprendre ; Gaston mort subitement à quatre heures d’une embolie ; funérailles fixées à après-demain, onze heures, sauf contrordre ; fais faire invitations en ton nom.

Rébénacq. »

 

– Mon pauvre Gaston, dit-il en se laissant tomber sur une chaise.

Sa femme le regarda avec un étonnement mêlé de colère.

– Tu vas pleurer ton frère, maintenant, dit-elle, un égoïste, avec qui tu es fâché depuis dix-huit ans et dont tu n’hérites pas.

– Il n’en est pas moins mon frère ; dix-huit années de brouille n’effacent pas quarante ans d’amitié fraternelle.

– Elle a été jolie l’amitié fraternelle, qui nous a abandonnés le jour où nous avons eu besoin d’elle !

– Tu sais bien que Gaston était d’un caractère entier, qui ne pardonnait pas les torts qu’on avait envers lui.

– Ni surtout ceux qu’il avait envers les autres ; ton frère a été indigne envers nous, et plus encore envers Anie qui, elle, ne lui avait rien fait ; n’aurait-il pas dû lui laisser sa fortune ?

– Sais-tu s’il ne la lui a pas laissée ?

– Est-ce que Rébénacq ne te le dirait pas ? notaire de ton frère, son ami, son conseil, il connaît ses affaires : s’il se tait sur elles, c’est que, de ce côté, il n’aurait que de tristes nouvelles à t’apprendre, c’est-à-dire l’existence d’un testament qui nous déshérite.

– Il fait faire les invitations en mon nom.

– Seraient-elles décentes au nom du bâtard de ton frère ? Si nous ne sommes pas la famille pour l’héritage, on ne peut pas nous empêcher de l’être pour les invitations, et l’on se sert de nous ; elles seraient vraiment jolies celles qui seraient faites de la part de M. Valentin Sixte, capitaine de dragons, fils naturel du défunt, et un fils naturel non reconnu encore. Si, avec ta tête toujours tournée à l’espérance et aux illusions, tu t’es imaginé que tu pouvais hériter de ton frère, parce qu’il était ton frère, tu t’es abusé une fois de plus : quand vous vous êtes fâchés, il t’a bien dit que tu n’aurais jamais rien de lui ; sois tranquille, il a tenu sa parole ; et le notaire Rébénacq a aux mains un bon testament qui institue le capitaine Sixte légataire universel.

– Pourquoi Rébénacq ne le dit-il pas ?

– Dans l’espérance de t’avoir à l’enterrement.

– N’y serais-je pas allé quand même j’aurais eu la certitude du testament ?

– Tu veux aller à cet enterrement ?

– Admets-tu que j’y manque ?

Après avoir remis la dépêche qu’il apportait, Barnabé était entré dans la cuisine, et il y restait immobile, ne sachant que faire, écoutant sans en avoir l’air ce qui se disait dans le hall ; au lieu de répondre à son mari, madame Barincq vint à la porte de la cuisine :

– En attendant qu’on arrive, préparez vos verres et vos plateaux, dit-elle, ne laissez pas le feu s’éteindre ; vous ne ferez pas chauffer le chocolat avant minuit.

Revenant dans le hall, elle fit signe à son mari de la suivre, et passa dans la salle à manger, puis dans le salon d’où le bruit des voix ne pouvait pas arriver jusqu’à la cuisine.

– Qu’est-ce que c’est que cette folie ? demanda-t-elle.

– Quelle folie ?

– Celle de vouloir assister à l’enterrement ?

– N’est-ce pas tout naturel ?

– Naturel d’aller à l’enterrement de quelqu’un avec qui on avait rompu toutes relations, non ; qui pendant dix-huit ans ne vous a pas donné signe de vie bien qu’il vous sût dans une position gênée, alors que lui jouissait de cinquante mille francs de rente ! Non, non, mille fois non.

– Tout ce que tu diras ne fera pas que nous n’ayons été frères, que nous ne nous soyons aimés dans nos années de jeunesse, et qu’au jour de sa mort le souvenir de nos différends s’efface pour ne laisser vivace et douloureux que celui de notre affection fraternelle. Il n’était pas ton frère, je comprends que tu parles de lui avec cette indifférence ; il était le mien, je le pleure.

– Pleure-le tant que tu voudras, pourvu que ce soit en dedans et que tu n’attristes pas notre fête.

– Tu veux !

– Quoi ?

Il resta un moment sans répondre, stupéfait.

– Comme je vais partir, je ne vous attristerai pas.

– Partir !

– Par le train de onze heures.

– Tu es fou.

Il ne répondit pas et regarda sa fille les yeux noyés de larmes.

– Et comment comptes-tu partir ? Avec quel argent ? Je te préviens qu’il me reste quinze francs ; et ils sont pour Barnabé. D’ailleurs, si tu partais, qui ferait danser notre monde ?

– Tu veux faire danser !

– Pouvons-nous prévenir nos invités ? D’une minute à l’autre ils vont arriver. Est-il possible de les renvoyer ? En tout cas, alors même que cela serait possible, je ne le ferais pas : nous nous sommes imposé assez de sacrifices en vue de cette soirée, pour ne pas les perdre. D’ailleurs, qui la connaît cette dépêche ?

– Nous.

– Eh bien, faisons comme si nous ne la connaissions pas, ce sera la même chose.

– Pour toi peut-être qui n’aimais pas Gaston ; pour Anie aussi qui ne se souvient guère de son oncle...

– C’est là sa condamnation.

– ... Mais, pour moi, crois-tu que, sous le coup de cette mort, je pourrais montrer à tes invités un visage affable ?

– Avant de penser à ton frère, tu penseras à ta fille, je l’espère, et tu te feras le visage que tu dois montrer dans une fête qui est donnée pour elle ; si c’est beau d’être frère, c’est mieux d’être père ; si c’est bien d’être tendre aux morts, c’est mieux de l’être aux vivants.