Mais ce qui ne revint pas, ce fut l’égalité d’humeur.
– Avait-il des causes particulières de chagrin ?
– Je le pense, et même j’en suis certain, bien qu’il ne m’ait jamais fait de confidences entières, pas plus à moi qu’à personne, d’ailleurs. Il m’honorait de sa confiance pour tout ce qui était affaires, mais pour ses sentiments personnels il a toujours été secret, et en ces derniers temps plus que jamais ; il est vrai qu’un notaire n’est pas un confesseur. Mais nous reviendrons là-dessus ; j’achève ce qui se rapporte à la santé et à la mort. Je t’ai dit que l’état général paraissait s’améliorer, avec le printemps il avait repris goût à la promenade, et chaque jour il sortait, ce qui donnait à espérer que bientôt il reprendrait sa vie d’autrefois ; à son âge cela n’avait rien d’invraisemblable. Les choses en étaient là, lorsqu’avant hier Stanislas, le cocher, se précipite dans ce cabinet et m’annonce que son maître vient de se trouver mal ; qu’il est décoloré, sans mouvement, sans parole ; qu’on ne peut pas le faire revenir. Je cours au château. Tout est inutile. Cependant, j’envoie chercher le médecin, qui ne peut que constater la mort causée par une embolie ; un caillot formé au moment de la poussée des anthrax ou de la formation des abcès de la jambe a été entraîné dans la circulation et a obstrué une artère.
– La mort a été foudroyante ?
– Absolument.
Il s’établit un moment de silence, et le notaire, ému lui-même par son récit, ne fit rien pour distraire la douleur de son ancien camarade, qu’il voyait profonde ; enfin il reprit :
– Je t’ai dit que Gaston s’était montré en ces dernières années triste et sombre ; je dois revenir là-dessus, car ce point est pour toi d’un intérêt capital ; mais, quel que soit mon désir de l’éclaircir, je ne le pourrai pas, attendu que pour beaucoup de choses j’en suis réduit à des hypothèses, et que tous les raisonnements du monde ne valent pas des faits ; or, les faits précis me manquent. Bien que, comme je te l’ai dit, Gaston ne m’ait jamais fait de franches confidences, les causes de son chagrin et de son inquiétude ne sont pas douteuses pour moi : elles provenaient pour une part de votre rupture, pour une autre d’un doute qui a empoisonné sa vie.
– Un doute ?
– Celui qui portait sur la question de savoir s’il était ou n’était pas le père du capitaine Sixte.
– Comment...
– Nous allons arriver au capitaine tout à l’heure ; vidons d’abord ce qui te regarde. Si tu as été affecté de la rupture avec ton frère, lui n’en a pas moins souffert, et peut-être même plus encore que toi, attendu que, tandis que tu étais passif, il était actif ; tu ne pouvais que supporter cette rupture, lui pouvait la faire cesser, n’ayant qu’un mot à dire pour cela, et luttant par conséquent pour savoir s’il le dirait ou ne le dirait pas ; j’ai été le témoin de ces luttes ; je puis t’affirmer qu’il en était très malheureux ; positivement, elles ont été le tourment de ses dernières années.
– Nous nous étions si tendrement aimés.
– Et il t’aimait toujours.
– Comment ne s’est-il pas laissé toucher par mes lettres ?
– C’est qu’à ce moment il payait les intérêts de la somme dont il avait répondu pour toi, et que l’ennui de cette dépense le maintenait dans son état d’exaspération et son ressentiment.
– Pour lui, cette dépense était cependant peu de chose.
– Il faut que tu saches, et je peux le dire maintenant, que précisément, lorsque les échéances des intérêts de la garantie arrivèrent, Gaston venait de perdre une grosse somme dans un cercle à Pau qu’il ne put payer qu’en empruntant. Cela embrouilla ses affaires ; il se trouva gêné. Il le fut bien plus encore quand, par suite du phylloxera d’abord et du mildew ensuite, le produit de ses vignes fut réduit à néant. Un autre à sa place eût sans doute essayé de combattre ces maladies ; lui, ne le voulut pas ; c’étaient des dépenses qu’il prétendait ne pas pouvoir entreprendre, et cela par ta faute, disait-il. La vérité est qu’il ne croyait pas à l’efficacité des remèdes employés ailleurs, et que, par apathie, obstination, il laissait aller les choses ; et, en attendant que le hasard amenât un changement, il rejetait la responsabilité de son inertie sur ceux qui le condamnaient à se croiser les bras. C’est ainsi que toutes ses vignes sont perdues, et que celles qui n’ont point été arrachées, n’ayant reçu aucune façon depuis longtemps, sont devenues des touyas où ne poussent que des mauvaises herbes et des broussailles. Vois-tu maintenant la situation et comprends-tu la force de ses griefs ?
– Hélas !
– Comme, malgré tout, il ne pouvait pas, avec ses revenus, rester toujours dans la gêne, il arriva un moment où les économies qu’il faisait quand même lui permirent de rembourser et la somme qu’il avait garantie pour toi et celle qu’il avait empruntée pour payer sa dette de jeu. J’attendais ce moment avec une certaine confiance, espérant que, quand ton souvenir ne serait plus rappelé à ton frère par des échéances, un rapprochement se produirait ; comme il n’aurait plus de griefs contre toi, votre vieille amitié renaîtrait ; et je crois encore qu’il en eût été ainsi, si Gaston, isolé, n’avait pu trouver d’affection que de ton côté et du côté de ta fille ; mais alors, précisément, quelqu’un se plaça entre vous qui empêcha ce retour : ce quelqu’un, c’est le capitaine Valentin Sixte. Je t’avais dit que j’arriverais à lui, nous y sommes.
– Je t’écoute.
– Le capitaine est-il ou n’est-il pas le fils de ton frère ? c’est la question que je me pose encore, bien que pour tout le monde, à peu près, elle soit résolue dans le sens de l’affirmative ; mais, comme elle ne l’était pas pour Gaston, qui devait avoir cependant sur ce point des clartés qui nous manquent, et des raisons pour croire à sa paternité, tu me permettras de rester dans le doute. D’ailleurs tu en sais peut-être autant que moi là-dessus, puisqu’à la naissance de l’enfant, tu étais dans les meilleurs termes avec ton frère.
– Il ne m’a rien dit alors de mademoiselle Dufourcq ; et plus tard je n’en ai appris que ce que tout le monde disait ; deux ou trois fois j’ai essayé d’en parler à Gaston, qui détourna la conversation comme si elle lui était pénible.
– Elle l’était, en effet, pour lui, par cela même qu’elle le ramenait à un doute qui jusqu’à sa mort l’a tourmenté, et même plus que tourmenté, angoissé, désespéré. C’est il y a trente-et-un ans que Gaston fit la connaissance des demoiselles Dufourcq qui demeuraient à deux kilomètres environ de Peyrehorade au haut de la côte, à l’endroit où la route de Dax arrive sur le plateau. Là se trouvait autrefois une auberge tenue par le père et la mère Dufourcq ; à la mort de leurs parents, les deux filles, qui étaient intelligentes et qui avaient reçu une certaine instruction, eurent le flair de comprendre le parti qu’elles pouvaient tirer de leur héritage en transformant l’auberge en une maison de location pour les malades qui voudraient jouir du climat de Pau, en pleine campagne et non dans une ville. Tu connais l’endroit.
– Je me rappelle même la vieille auberge.
– Tu vois donc que la situation est excellente, avec une étendue de vue superbe ; ce fut ce qui attira les étrangers, et aussi la transformation que ces deux filles avisées firent subir à la vieille auberge, devenue par elles une maison confortable avec bon mobilier, jardins agréables, cuisine excellente, et le reste. De l’une de ces filles, l’aînée, Clotilde, il n’y a rien à dire, c’était une personne qui ne se faisait pas remarquer et ne s’occupait que de sa maison ; de la jeune Léontine il y a beaucoup à dire, au contraire : jolie, coquette, mais jolie d’une beauté à faire sensation, et coquette à ne repousser aucun hommage. Ton frère la connut en allant voir un de ses amis établi chez les sœurs Dufourcq pour soigner sa femme poitrinaire, et il devint amoureux d’elle. Tu penses bien qu’une fille de ce caractère n’allait pas tenir à distance un homme tel que M. de Saint-Christeau. Quelle gloire pour elle de le compter parmi ses soupirants ! Ils s’aimèrent ; tous les deux jours Gaston faisait trente kilomètres pour aller prendre des nouvelles de la femme de son ami. Où cet amour pouvait-il aboutir ? Léontine Dufourcq s’imagina-t-elle qu’elle pouvait devenir un jour la femme de M. de Saint-Christeau ? C’était bien gros pour une fille de sa condition. De son côté Gaston dominé par sa passion promit-il le mariage pour l’emporter sur un jeune Anglais, fort riche et malade qui, habitant la maison, proposait, dit-on, à Léontine de l’épouser ? C’est ce que j’ignore, car je n’ai appris toute cette histoire que par bribes, un peu par celui-ci, un peu par celui-là, c’est-à-dire d’une façon contradictoire.
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