Ne pourrait-on dire que ces règles, parfois si gênantes pour l’essor inconsidéré, si contrariantes pour la spontanéité du poète, l’amenèrent en récompense à plus d’art, à un art plus parfait, un art souvent qu’aucun autre pays n’égale.

— Votre distinction entre art et poésie me paraît bien spécieuse.

— Peut-être ; mais quelques lignes de Baudelaire l’éclairent, que je lis dans un projet de préface pour les Fleurs du Mal : « Qu’est-ce que la poésie ? » se demande-t-il, ainsi que nous faisions tout à l’heure « Quel est son but ?… » Car il n’est rien, chez Baudelaire, qui ne réponde à quelque interrogation de son esprit critique, à sa constante investigation, et c’est bien par cette conscience de lui-même et de son art qu’il, s’élève si fort au-dessus des vagues et faciles transports de ses plus éminents contemporains ; nous le comprenons bien lorsqu’il ajoute : « Que le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise » à l’encontre « de la vanité et du danger de l’inspiration. » Et dans quelques notes qu’il avait prises pour ce projet de préface, nous lisons encore : « Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique. »

L’on ne s’aperçut pas aussitôt de l’extraordinaire nouveauté qu’apporta Baudelaire dans le champ de la poésie ; on ne consentit longtemps à voir dans les Fleurs du Mal que la nouveauté des sujets traités (ce qui n’avait que peu d’importance) ; mais c’était une révolution sans précédents que de ne plus s’abandonner au flux lyrique, de résilier à la facilité de « l’inspiration », au laisser-aller rhétorique, à l’entraînement des mots, des images et des conventions surannées ; que de traiter la muse en rétive, qu’il faut soumettre au lieu de s’en remettre à elle, esprit et sens critique liés, bref : que d’inviter l’art à maîtriser la poésie. Baudelaire, à l’encontre de ses contemporains, apporta dans son art, encouragé par Poe, science et conscience, patience et résolution.

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Cependant Housman n’avait pas répondu à la question que je lui posais : « Qu’entendez-vous par Poésie ? » C’est aussi qu’il est fort difficile d’y répondre, la Poésie échappant essentiellement à quelque définition que ce soit.

La Poésie est comparable à ce génie des Nuits Arabes qui, traqué, prend tour à tour les apparences les plus diverses afin d’éluder la prise, tantôt flamme et tantôt murmure ; tantôt poisson, tantôt oiseau ; et qui se réfugie enfin dans l’insaisissable grain de grenade que voudrait picorer le coq.

La Poésie est comparable également à cet exemplaire morceau de cire des philosophes qui consiste on ne sait plus en quoi, du moment qu’il cède l’un après l’autre chacun des attributs, forme, dureté, couleur, parfum, qui le rendaient reconnaissable à nos sens. Ainsi voyons-nous aujourd'hui certains poètes, et des meilleurs, refuser à leurs poèmes, rime et mesure et césure (tout le « sine qua non » des vers, eût-on cru), les rejeter comme des attributs postiches sur quoi la Muse prenait appui ; et de même : émotion et pensée, de sorte que plus rien n'y subsiste, semble-t-il, que précisément cette chose indéfinissable et cherchée : la Poésie, grain de grenade où se resserre le génie. Et que tout le reste, auprès, paraisse impur ; tâtonnements pour en arriver là. C'est de ces tâtonnements toutefois qu'est faite l’histoire de notre littérature lyrique. Et si d'abord j'ai voulu rapporter cette grave accusation d'un poète anglais, c'est que le choix même qui préside à mon anthologie s'efforce surtout d'y répondre.

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Le grand nombre de recueils de vers qu'on nous avait donnés précédemment (j'en excepte quelques-uns des plus récents) semblaient composés de manière à confirmer cette opinion de l'étranger qu'exprimait Housman : que la poésie française, artificiellement obtenue, est le produit d'un peuple de rhéteurs.

C'est bien pourquoi, dans celui-ci, j'ai rassemblé les poèmes où la poésie adultérait le moins son essence, et qui du reste, sont, je le crois, les plus appréciés aujourd'hui.

Toutefois, si le recueil que voici marque sa préférence pour ce que la poésie française offre exceptionnellement de plus musical, il ne se fera pas faute de présenter aussi les exemples les plus parfaits de maîtrise verbale et de suasion oratoire où les Français ont de tout temps excellé : pour rhéteur et formaliste que puisse paraître Malherbe, par exemple, c'est un artiste accompli, prodigieusement représentatif d'un aspect de la Muse française. Sa vertu poétique indéniable reste de qualité très particulière. Il n'est pas de gêne de notre syntaxe ou de notre prosodie dont il ne sache tirer avantage, sur laquelle il ne prenne élan. Sa poésie laborieuse, encothurnée, toute d'effort et de contention, atteint au lyrisme par ce qui lui semble le plus opposé : la contrainte. Après quoi notre muse, durant près de deux siècles, n’osa plus cheminer pieds nus.

Il advint alors trop souvent, au cours du développement de notre littérature, que l’ingénuité cédât à l’ingéniosité, le naturel à l’afféterie et le spontané au factice ; et comme, aussi bien, les autres anthologies sont encombrées d’exemples de redondance, d’emphase et de ratiocination, j’ai délibérément repoussé de celle-ci quantité de poèmes où le souci de s’exprimer élégamment tenait lieu d’art. Même je me suis retenu de citer d’habiles et charmants versificateurs dont pourtant l’importance historique est certaine, tels Marot et Régnier, par exemple, qui surent donner à leurs vers une allure allègre et désinvolte des plus plaisantes et que je n’ai garde de dédaigner, mais qui ne me paraissent pas devoir prendre place parmi les chanteurs ou les enchanteurs. A plus forte raison je bannis de ce recueil les déclamateurs. J’en bannis également, sachant combien l’admiration des jeunes gens peut s’égarer, ceux qui, dupant la jeunesse (et nombre de femmes restent enfants toute leur vie), tendent à faire passer pour poésie une sentimentalité complaisante et languissamment attendrie ; bannis également, encore que non sans regrets, un grand nombre de poètes authentiques mais insuffisants, qui ne surent atteindre ou maintenir dans leurs poèmes cet état de perfection en deçà duquel l’art défaille. En art, il n’est point d’à peu près qui vaille ; aussi n’ai-je pas cru devoir tenir compte de maintes velléités, si touchantes qu’elles pussent être. Il est, particulièrement dans ce domaine, beaucoup d’appelés, peu d’élus.
 
 

Dans le remarquable avant-propos de ses Lesebücher (Anthologie de prosateurs allemands), Hofmannsthal répond d’avance aux reproches qu’il sait que l’on pourrait lui faire d’avoir laissé de côté quantité d’écrivains qui pourtant ne sont pas sans valeur. Il en est ici, dit-il, comme de ce musée qui, grâce à l’initiative hardie d’un nouveau directeur, sembla se revêtir soudain d’un lustre inattendu. Par quelle opération miraculeuse celui-ci avait-il su redonner à chacun des tableaux de cette galerie jeunesse et splendeur surprenantes ? Oh, simplement en désencombrant les salles d'une quantité de toiles d’artistes de second ordre, en reléguant au grenier toutes celles qui ne lui paraissaient pas mériter vraiment d’arrêter ou de retenir les regards. Celles qu'il offrait à l’admiration du visiteur parurent aussitôt beaucoup plus belles. Nous avons suivi cet exemple, dit Hofmannsthal. Je l’ai suivi de même, j’ai préféré restreindre ma liste et accorder plus de place aux élus, plutôt que de citer aussi les meilleurs poèmes de quantité de « minores », ainsi que l’on fait d’ordinaire, et qu’il est bon de faire pour obtenir une chaîne ininterrompue. Celle-ci peut instruire, intéresser les critiques et les historiens qui, de même que les bons géologues, doivent tenir compte même des minerais les plus pauvres. Mon point de vue est différent. Je voudrais ne présenter ici que des pépites ; ne citer que des vers que l’on prît plaisir à relire et que l’on souhaitât savoir par cœur.

J’ai naturellement écouté mon goût. Je n’ai pas écouté que lui, me laissant instruire sans cesse. Ce goût, que l’on peut croire infaillible de vingt à trente ans, tandis qu’il est alors plus flexible que les rameaux tendres, ce goût qui devrait aller s’épurant et s’affermissant avec l’âge (on admire peut-être un peu moins, mais pour de meilleures raisons) est devenu chez moi plus craintif. Je suis assez âgé maintenant pour avoir assisté à maintes substitutions dans le Panthéon poétique : l’adoration reste la même, mais ne s’adresse plus aux mêmes dieux. Je ne suis pas bien assuré que certaines dévotions d’aujourd’hui ne feront pas sourire dans vingt ans. Celle qui, du temps de Goethe, invitait les esprits les mieux avertis à porter Béranger au pinacle, nous est devenue à peu près incompréhensible.