Celle qui, du temps de ma jeunesse, prenait Sully Prud’homme pour un grand poète-penseur, me fait considérer avec inquiétude les prétentions métaphysiques de quelques-uns de nos nouveaux Orphées…..
Chaque génération, lorsqu’elle s’élance dans la vie, juge avec assurance, et fort discourtoisement parfois, ce qui n'abonde pas dans son sens ; elle s’imagine en possession d’infaillibles critères, moyennant quoi clouer les gens, juger les œuvres, décerner les brevets… Ayant assez vécu pour avoir vu se rejouer deux ou trois fois cette comédie, j’ai perdu de ma suffisance.
II
— Vous avez Villon, disait Housman.
Oui ; parmi l’extraordinaire fatras pseudo-poétique où commençait de s’informer notre langue, Villon surgit qui, dans cette voie lactée aux feux éteints, luit pour nous d’un éclat incomparable. Car, force est de le reconnaître : la France n’a pas eu de Chaucer. Pour s’intéresser à nos « chansons de geste », aux vastes épopées qui du XIème au XIVème siècle encombrent notre littérature (fût-ce à la célèbre Chanson de Roland qui surnage un peu dans ce grand naufrage et que, de nos jours, on cherche à renflouer), il faut effort et complaisance. Pourtant dans le Roman de la Rose (1235) des érudits découvrirent quelques vers si suaves et musicalement si parfaits que l’on me saura gré, je suppose, de les dégager à mon tour de ce soporifique poème.
Un baiser doux et savoureux
Ai pris de la rose erramment
. . . . . .
Onques ne me sentis si aise
Moult est guéri qui tel fleur baise
Qui est si sade{1} et bien olant{2}
Je ne serai ja si dolent
S’il m’en souvient, que je ne soie
Tout plein de délice et de joie ;
Et ce pourtant j’ai maint ennui
Souffert et mainte maie nuit
Depuis qu’ai la rose baisée.
En ce temps, et longtemps ensuite, quantité de clercs, tant hommes que femmes, émirent à l’envi des chants sans art, où l’on trouve tout, fors la poésie ; où science (c’est-à-dire : érudition), esprit, raison… (ou du moins ratiocination) triomphent, dont aujourd'hui nous n'avons cure ; et sous ce revêtement d'emprunt, rien de vraiment humain qui nous touche. De toute cette cohorte, Charles d'Orléans fut presque seul à faire entendre, à travers me mièvrerie parfois charmante, des accents de réel émoi. Mais soudain, avec Villon (1431-1489 ?) nous rencontrons un homme. Autant les autres étaient attifés et parés, il est nu ; pauvre, autant que les autres empêtrés dans leurs fausses richesses ; naturel, et près de lui tous ces autres paraissent guindés. Il n’est plus question avec lui de langueurs amoureuses, de soupirs, d'yeux aimantés et de ruisseaux de pleurs, mais bien de chair vive et dolente. Sans vergogne et de mauvaise fréquentation, comme Verlaine plus tard, il balance entre la Sainte Eglise et le bordel ; les pieds dans la fange, l’âme au ciel ; assoiffé de rachat et maudit. Déjà Rutebeuf nous avait fait entendre de presque semblables accents, mais sa voix n'était pas d'une pureté, d’une musicalité aussi merveilleuses. Pourtant une assez grande part des louanges que nous adressons à Villon, déjà Rutebeuf, deux siècles plus tôt, les mérite ; on en jugera par les quelques passages de lui que je cite, « modernisés un peu » par Gustave Cohen, « juste assez pour être immédiatement compréhensibles ». Même franchise, même dénuement et même dénudement, même misère et grandeur dans une pauvreté dispose à la Grâce. Tous deux d'une égale envergure, directs et qui n'ont laissé fausser leurs voix, ni par préciosité de culture, ni par excès d'intellectualité, comme il advint de tous les autres autour d'eux ou après eux, à commencer par Maurice Scève (1504-1564 ?), le plus important de ces derniers.
Loués soient ceux qui tirèrent de l'ombre l'œuvre de Scève. Elle est très représentative. Mais, ainsi qu’il advient souvent lors des réactions de ce genre, en protestation contre un injuste oubli, s'élevèrent des louanges excessives auxquelles je doute que les jugements à venir souscrivent. Sainte-Beuve, lorsqu’il remit Ronsard en honneur, y allait plus modérément, et nous estimons aujourd’hui qu’il est demeuré fort en deçà du légitime dans l’éloge. C’est au contraire l’œuvre de Scève qui reste en deçà des louanges que certains à présent lui accordent, et que méritera mieux que lui, un demi-siècle plus tard, John Donne (1573-1631), son pendant anglais. Chez Scève et chez Donne, même confus mélange de paganisme et de chrétienté, de sensualité et d’idéologie ; même transposition du monde réel, avec pourtant, chez Donne, une sorte d’ironie malicieuse et surtout me concision, un rassemblement de vertu poétique auprès de quoi la prolixité de Scève nous paraît encore plus lassante. Il n’est pas un dizain de la Délie où ne sévisse une sorte de didactisme ratiocinateur qui sans doute est le pire ennemi de la poésie. Après deux vers adorables, des plus naturellement humains et des plus frémissants de son interminable poème :
Toute doulceur d’amour est destrempée
De fiel amer et de mortel venin
il se ressaisit aussitôt, se reprend en bride ; l’émotion cède au concept, et il ajoute, en rimant médiocrement :
Soit que l’ardeur en deux cœurs attrempée
Rende un vouloir mutuel et bénin…
Et tout le reste du dizain est comme glacé par l’indiscrète intervention d’un Magister ergoteur qui commente, explique et reste maître de la place qu’aussitôt la Grâce abandonne. Quel dommage ! Car parfois Scève laisse entrevoir où, sans son compagnon en rabat, pourrait l’entraîner son génie.
La broussaille de Scève est motivée aussi par la société lyonnaise à laquelle il avait souci de plaire, par cette cour d’amour éprise d’érudition, de préciosité, où toute simplicité, tout naturel semblaient vulgaires. Si ardentes que soient (ou que se veuillent) Pernette du Guillet et Louise Labé, ces deux savantes muses, « Lors m’est avis »… dira l’une, et l’autre : « Non que je veuille … » On ergote et la passion evident aussitôt matière à discussion et à discours. La poésie, dans ce milieu, perd tout élan spontané ; l’on n’y estime que quintessence et l’on préfère l’idée de la chose à la chose même, de sorte que le contact ne s’établisse jamais entre le poète et la nature, mais que s’interpose sans cesse un écran de raison opaque. Scève va-t-il chercher retraite chez Pontus de Tyard, aux environs de Chalon-sur-Saône, c’est pour y retrouver Peletier du Mans qui l’incite aux plus pures mathématiques. Est-ce à l’influence de ce dernier que nous devons ces pédantesques vers du Microcosme, où la muse de Scève achèvera de se guinder :
De superficiel, coalterve et solide,
Où en plan quadruplé le sféral consolide,
De deux lignes premier en trois isopleurant
Le trilatère égal. Triangle au demeurant
Isoceler se peut de scalène ambligone
Se variant de forme, et de nom exigone.
Puis paralellogramme au supplément se range :
Le rhombe équilatère en commune losange :
La rhomboïde après, mensule, et traperic
Jusqu’au duodegone a sa forme choisie.
Mais Scève, n’a-t-il pas voule s’amuser ? N’est-ce pas avec lui, et non à ses dépens, qu’il faut rire ? Je n’en suis pas bien convaincu. Mais ce que je sais, c’est qu’il n’est que trop aisé de se moquer et d’obtenir une adhésion épaisse à tourner en dérision fût-ce les plus nobles choses. Le Français ne s’en fait pas faute : il use à tort et à travers de la gouaille ; il a ri de Mallarmé, de Manet, de Cézanne… Au surplus, je me méfie toujours du grand nombre, aussi bien lorsqu’il applaudit que lorsqu’il siffle. L’acquiescement immédiat du vulgaire ne va qu’à la vulgarité. C’est même là ce qui parfois me gêne m peu chez Molière : que lui ne soit pas plus gêné par l’applaudissement des sots.
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