Les cordes de celle de Lamartine se détendent encore avec l’âge et c’est dans ses poèmes de jeunesse que nous trouvons les plus beaux accents. Par la suite, il se répète sans cesse. Pourtant on entrevoit où parviendrait un peu plus de rigueur, et je ne relis pas sans émotion certains de ces vers dont s’enchantait ma jeunesse :

Et qu’est-ce que la vie ? Un réveil d’un moment ;

De naître et de mourir un court étonnement

(Que n’a-t-il dit : « Entre naître et mourir… » ?)

Un mot qu’avec mépris l’Être éternel prononce…

Cet « Être éternel » à quoi se reportent toutes ses pensées, autorise toutes les lenteurs. Je me persuade que maint artiste, s’il avait avec plus d'assurance osé penser que son œuvre

Aborde heureusement aux époques lointaines

aurait exigé de lui-même davantage, pris un peu plus de soin à rendre cette œuvre digne de notre future attention ; qu’il se serait moins lâchement abandonné à ses dons et à une paresseuse facilité. Confondre celle-ci avec l’inspiration est une illusion flatteuse : ce qui vient aussitôt en tête et sous la plume n’est le plus souvent que réminiscence et banalité.

L’art commence à la résistance ; à la résistance vaincue et le poète s’abuse qui croit exceller sans effort. Aucun chef-d’œuvre humain, qui ne soit laborieusement obtenu. Alors même que le poème paraîtrait jaillir d’abondance, cette abondance thésaurise me lente accumulation d’énergie. Les romantiques (et c’est notre plus important grief) mirent en faveur une sorte d’indistincte croyance en une inspiration qui les eût dispensés du travail ; me infatuée confiance en l’infaillibilité du génie, un imprudent mépris de la patience et de la contention. Ils s’en remettaient complaisamment à « la Muse » ; cela signifiait : sans cette envoyée du ciel, je ne serais rien ; mais elle est là, qui me visite ; c’est elle qui parle par ma bouche ; moi, je n’ai pas à me fouler. Un regard de quoi, j’aime à rappeler la boutade de Flaubert : « L’inspiration consiste à se mettre devant sa table de travail tous les jours à la même heure. » Cette Muse des romantiques, avec qui dialogue Musset dans ses Nuits, nous paraît aussi écaillée aujourd’hui que celle de Chérubini dans le portrait d’Ingres. Quoi de plus aisé, de moins contraint, en apparence, qu’une Fable de La Fontaine ? En réalité, quoi de plus savamment concerté, de plus laborieusement obtenu ? jusqu’à résorber toute trace d’effort. Mais Lamartine n’aimait pas les Fables de La Fontaine. Hugo non plus ne devait pas en faire grand cas.

Au temps de ma jeunesse, mon esprit, soumis aux conseils de nos classiques, ne laissait pas de rester péniblement accroché par certaines outrances que je considérais, chez Hugo, comme des fautes de goût intolérables. Aujourd'hui je tiens ces indéniables scories comme la nécessaire rançon d’un génie qui préférait la gibbosité à la platitude, la difformité à la conformité banale ; et mes réticences d'antan m'apparaissent, lorsqu'il m’en souvient, un peu niaises. Pourtant je ne puis me tenir de juger les ressorts de ses drames aussi sévèrement, plus sévèrement encore, que je ne faisais autrefois. La psychologie de ses héros reste à mes yeux aussi conventionnelle et arbitraire qu’il se doit pour les effets de contraste scénique qui seuls lui importent, pour le saisissement qu’il en escompte et qui, trop prévus et factices, manquent leur but auprès de ceux qui répugnent à couper dans cette flagrante duperie. Mais qu’importe ! il ne s'agit ici que du poète : le plus puissant assembleur d’images, manieur de sonorités et de rythmes, d'évocations et de symboles, le plus sûr maître de notre syntaxe et des formes de notre langue que la littérature française ait connu.

Quant à dégager de l'énorme amoncellement de ses vers une philosophie bien consistante… tout effort en ce sens reste assez vain. Mais est-ce là vraiment ce que nous demandons aux poètes ? Et y a-t-il de quoi juger Hugo « bête », fût-ce « comme l’Himalaya », s'il ne se sentait à l’aise que dans une vague générosité cosmique, credo sans dogmes et sans contours. Tout ce qui rétrécit en précisant le gêne (sinon dans les invectives) et il se soucie peu d’organiser. Il lui suffit

Qu’on sente le baiser de l’être illimité ;

Et paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

O fruits divins, tombez des branches éternelles !

Quels vers admirables ! Imagine-t-on rien de plus beau, de plus glorieux… et de plus vide ?

Plus vide, plus profond que vous-mêmes, ô cieux !

dira Baudelaire, qui ajoutait :

Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?

Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté.

Mais, dans les accusations qu'on élève contre Hugo, il y a plus. Depuis le début de sa vie littéraire, amant, père éploré, aïeul indulgent et gâteau, citoyen patriote, représentant du peuple et revendicateur des libertés, en exil dans une île-socle sur laquelle il s'érige, Hugo toujours est en représentation. Goethe se sentait et se voulait toujours exemplaire, ce qui est tout différent : Goethe assume en lui tout ce qu'il peut d'humanité ; Hugo se sent et se veut admirable ; c'est en tant qu'homme surtout que Goethe m'occupe et m'intéresse ; en tant qu'homme, Hugo ne m'intéresse que fort peu ; pénétré de son importance, il se campe et se drape en son rôle insigne ; on le sent à la fois acteur et spectateur de son jeu. C’est ce qu'exprime merveilleusement (et avec quelle subtile malice !) ce mot de Jean Cocteau, qui s’y connaît : « Hugo, c’est un fou, qui se croyait Victor Hugo. »

Aussi bien préféré-je, et de beaucoup, ses poèmes d'inspiration panique aux pièces intimes, fût-ce celles si connues et si vantées qu'il écrivit après la mort de sa fille, par exemple, ou la trop célèbre Tristesse d’Olympio, où je ne consens à voir qu'un très remarquable exercice de rhétorique, un développement oratoire faisant pendant au Lac de Lamartine et au Souvenir de Musset, — avec pourtant une strophe et quelques vers incomparables que je n'ai garde d'omettre dans mon choix.

J’avoue mon faible pour les Orientales (1828). Il n'y a, dans ce presque premier recueil de vers, aucune prétention à la profondeur (j'entends : celle de la pensée) ni d'autre émotion que lyrique, d’un enthousiasme juvénile ; qu’une joie de rythmes et de rimes ; une éclosion ravissante, si souriante, si réussie que mon admiration pour elle reste aussi vive et fraîche qu'aux premiers jours. De là les citations assez abondantes que j'en fais.

Sans doute importe-t-il de remarquer que Hugo, ce libérateur professionnel, s’astreint toujours et dès ces premiers temps aux strictes règles de la strophe et de notre alexandrin classique. Je songe particulièrement à celle de ces règles qui nous paraît aujourd’hui la plus arbitraire et artificielle, de ne jamais faire rimer un substantif ou un adjectif au singulier avec un mot portant la marque du pluriel. Lamartine, Musset, et à leur suite tous les autres romantiques observèrent scrupuleusement cette règle, encore qu’elle ne concerne que la raison et les yeux et ne se soucie nullement de F oreille. Baudelaire consent aux pires gaucheries plutôt que d'y manquer :

Et qu’il faut employer la pelle et les rateaux…

La rime, chez Hugo, joue un rôle de première importance ; il l’aime surprenante et c’est souvent au plus loin qu'il la cherche ou du plus loin qu’elle s'impose à lui.