Au théâtre de Racine, cette anthologie ne saurait suppléer ; non plus du reste qu’à la collection complète des Fables de La Fontaine, témoignages elles aussi d’un art parfait. Peu me chaut le peu de vertu didactique qui devrait m’inviter à les exclure de ce recueil ; c’est en tant que poèmes que je les veux considérer. J’en cite une douzaine ; il faudrait en donner cinquante ; mais non : c’est le recueil complet de ces Fables dont tout esprit quelque peu cultivé ne saurait se passer. Quelle spirituelle aisance en chacune ! quelle souriante sagesse ! quelle distinction ! Jamais l’esprit n’j nuit à me sensibilité frémissante. Celle-ci reste si discrète pourtant que le seul lecteur sensible l’y découvre avec ravissement, aussi subtile et ailée que dans la musique de Mozart. Il ne se contente pas facilement, mais ne nous livre que l’aboutissement exquis de sa recherche ; et, dès qu’il a tracé le trait juste, il passe outre.
 
 

Je sais qu’un éloge de Boileau, ou même simplement une « défense », paraîtra paradoxal à ceux qui peut-être se souviennent trop de leurs heures de classe durant lesquelles l’Art Poétique étudié déversait sur eux beaucoup moins de poésie que d’ennui. De vrai lyrisme il ne peut être question : Boileau proteste contre lui, sans même bien le comprendre et sans du tout le ressentir : tout chez lui reste raisonnable et raisonné, ordonné, clair, pondéré ; mais c’était un bon ouvrier qui façonnait ses vers à merveille ; au point même que parfois il donne le change et, lorsqu’on le citerait à part, tel vers de lui paraîtrait chargé d’authentique lyrisme :

On voit sous les lauriers haleter les Orphées…

mais, dès le vers suivant, la raison reprenant le dessus, tout retombe.

Et puis je suis de ceux qui se plaisent, ou s'amusent, à voir entre Baudelaire et lui, non certes me parenté de génie, mais des analogies de métier flagrantes. On trouve dans les Satires maints vers qu’on lirait sans étonnement dans les Fleurs du Mal :

Qui, sous un vrai dehors d’austère piété

De leurs crimes secrets cherchent l’impunité…

Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac…

Car sitôt que du soir les ombres pacifiques

D’un double cadenas font fermer les boutiques ;

Que, retiré chez lui, le paisible marchand

Va revoir ses billets et compter son argent ;

Que, dans le Marché-Neuf, tout est calme et tranquille,

Les voleurs à l’instant s’emparent de la ville…

Et, réciproquement, certains vers des Fleurs du Mal, rendent, à s’y méprendre, le son mat et plein de ceux de Boileau.

Relisant Boileau avec une attention soutenue, j’en viens à douter si ce n'est pas dans le Lutrin (œuvre que je dédaignais un peu, d'abord) que se trouvent ses meilleurs vers ; mais isolés, de sorte qu'il était difficile de les faire figurer dans mon choix. C'est ici même, dans cette Préface, que j'en veux citer quelques-uns :

Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu…

Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines…

Une servile peur tient lieu de charité.

Le besoin d’aimer Dieu passe pour nouveauté ;

Et chacun à mes pieds conservant sa malice,

N’apporta de vertu que l’aveu de son vice…

L’Ode sur la prise de Namur est une œuvre de commande qui sent l'effort et reste froide ; c'est en vain que Boileau s'y bat les flancs pour l'échauffer ; mais, dans le Discours sur l’Ode qui la précède, je relève une phrase où Boileau loue Pindare d'avoir évité « avec grand soin cet ordre méthodique et ces exactes liaisons de sens qui ôteraient l’âme à la poésie lyrique ». Le grand tort de Boileau est de croire ensuite, dans la laborieuse confection de son Ode exemplaire, que le « beau désordre » qu'il prône (et qu’il reconnaît en Pindare comme d’essence divine et panique) se puisse obtenir par « un effet de l’art », ni que Malherbe lui-même, qu’il s’adjoint, s’y essayant dans ses « sages emportements », réussisse à nous donner le change. Racine qui, poète authentique, pressentait le péril que cette intrusion confiante de l’intelligence faisait courir au lyrisme, écrivait judicieusement à Boileau : « Chercherons-nous toujours de l’esprit dans les choses qui en demandent le moins ? »

Et durant un long temps, ce fut l’esprit qui triompha. La poésie subit une éclipse de plus d’un siècle que l’application de Chénier ne put suffire à désoffusquer. Il y fallut toute la ruée romantique. Ce sursaut fut prodigieux ; sans doute secrètement préparé comme le sursaut social et politique ; mais rien, que la prose poétique de Chateaubriand tout au plus, n’annonçait dans notre littérature et ne pouvait laisser prévoir, après un siècle de dessèchement et de ratiocination, le jaillissement torrentueux de ressources lyriques, que l’on eût pu croire à jamais taries. C’est aussi, et rien ne me paraît plus remarquable, que la poésie française, avant 1820, ne s’était laissée féconder que par des pollens méditerranéens : grecs, latins ou ibériques. Les esprits s’ouvraient enfin sur d’autres perspectives, pour de nouvelles curiosités, et les regards se dirigeaient vers l’Orient et vers le Nord. Notre littérature, jusqu’alors comme en espalier et ne recevant que d’un seul côté la lumière, allait enfin connaître le plein air et l’ombre. Certains esprits, méditerranéens eux-mêmes, l’ont déploré, ont honni cet élargissement de nos possibilités françaises, tout prêts à déclarer non-français ce qui n’était pas d’inspiration grecque, latine ou espagnole. On juge aujourd’hui le romantisme sans indulgence. On oublie l’aridité précédente, la soif que ce torrent, souvent impur il est vrai, vint étancher ; on reproche son bouillonnement à ce flot et l’on en dénonce l’écume…

Bien résolu à ne tenir compte ici que de la valeur poétique des œuvres et à ne point laisser s'incliner tendancieusement les jugements qui dirent mon choix, comment pourrais-je marchander dans ce recueil la place accordée aux grands représentants d'une école à l'opposé de laquelle je me suis toujours tenu ? La nouveauté de leur apport dans notre littérature fut telle, qu'il put sembler que la France avait à peine su jusqu'à ce jour ce que pouvait la poésie, et que soudain se brisât me cloison intellectuelle qui jusqu'alors empêchait tout contait direct avec la Nature, cloison que Rousseau le premier, dans sa prose, avait ébranlée. Nos poètes, voire les meilleurs, cherchaient jusqu'alors non tant les choses mêmes que l'idée de ces choses, épurée ; à croire que la Nature n'existait que pour fournir à l'intellectuel des images. Ruisseau, tempête ou mer, tout restait ou devenait abstrait. Et je sais bien que le génie d'un Hugo est avant tout verbal, mais lorsqu'il écrit :

Les étoiles, points d’or, percent les branches noires.

Le flot huileux et lourd décompose ses moires

Sur l’océan blêmi.

Les nuages ont l’air d’oiseaux prenant la fuite.

Par moments le vent parle et dit des mots sans suite

Comme un homme endormi.

ce sont des réalités et non plus des abstractions que ses vers évoquent, que son génie nous force d'entendre et de voir, de sentir.

J'imagine un instant que l'escamotage des romantiques, tenté par quelques récentes anthologies, réussisse ; c'est pour imaginer aussitôt la stupeur des érudits qui les redécouvriraient plus tard, comme on redécouvre aujourd'hui un peu péniblement Maurice Scève ; leur éblouissement devant cette splendeur n'aurait d'égal que leur étonnement devant l'insensibilité des critiques assez têtus ou obtus pour la méconnaître. Si j'ajoute que l'un d'eux méconnaît également Verlaine, on s'étonnera sans doute moins d'un tel déni : c'est le fait d'une surdité moins volontaire peut-être et plus sincère qu’il ne paraît d’abord ; on comprend dès lors qu’une sorte d’insensibilité musicale la favorise et la protège.

Pourtant un grand nombre des accusations contre le romantisme reste fondé ; elles paraîtraient plus justes si les précédait la louange. Je reprendrai tout à l’heure ces accusations et tâcherai de les présenter sous m nouveau jour.

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Je me souviens d’avoir entendu Verlaine, ce musicien, déclarer que, de beaucoup, il préférait à Hugo Lamartine. En tout cas Lamartine est le premier en date et c’est de lui qu’il convient d’abord de parler. Il a des départs prestigieux et je ne connais rien qui puisse être comparé aux premiers vers du Lac ou du Vallon ; mais son essor atteint aussitôt son plafond ; hauteur où il plane ensuite inlassablement, (ou du moins ne lassant que le lecteur), sans sursauts, sans nouveaux coups d’ailes. Ce qui manque le plus à ces suites de vers, d’un bercement égal et quelque peu fastidieux, c’est à quoi Baudelaire excellait avec audace : la surprise. Mais, dans le flasque, c’est encore ce que l’on a fait de mieux ; en France du moins, car je doute si, pour l’abondance dans la flaccidité, Shelley ne lui reste pas supérieur. La harpe de l’un et de l’autre, éolienne, vibre à tous vents du ciel.