Elle savait aussi les amours d'Atalante et comment, à leur exemple, des joueuses de flûte encore vierges épuisent les hommes les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept années, lui avait enseigné jusqu'aux derniers détails l'art complexe et voluptueux des courtisanes de Palibothra.

Car l'amour est un art, comme la musique. Il donne des émotions du même ordre, aussi délicates, aussi vibrantes, parfois peut-être plus intenses ; et Chrysis, qui en connaissait tous les rythmes et toutes les subtilités, s'estimait, avec raison, plus grande artiste que Plango elle-même, qui était pourtant musicienne du temple.

Sept ans elle vécut ainsi, sans rêver une vie plus heureuse ni plus diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtième année, quand de jeune fille elle devint femme et vit s'effiler sous les seins le premier pli charmant de la maturité qui va naître, il lui vint tout à coup des ambitions.

Et un matin, comme elle se réveillait deux heures après le milieu du jour, toute lasse d'avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine à travers son lit, écarta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une longue épingle d'or perça de petits trous symétriques son oreiller de lin vert.

Elle réfléchissait profondément.

Ce furent d'abord quatre petits points qui faisaient un carré, et un point au milieu. Puis quatre autres points pour faire un carré plus grand. Puis elle essaya de faire un cercle... mais c'était un peu difficile. Alors, elle piqua des points au hasard et commença à crier :

" Djala ! Djala ! " Djala, c'était son esclave hindoue, qui s'appelait Djalantachtchandratchapalâ, ce qui veut dire :

" mobile-comme-l'image-de-la-lune-sur-l'eau " . - Chrysis était trop paresseuse pour dire le nom tout entier.

L'esclave entra et se tint près de la porte, sans la fermer tout à fait.

" Djala, qui est venu hier ?

-est-ce que tu ne sais pas ?

-non, je ne l'ai pas regardé. Il était bien ? Je crois que j'ai dormi tout le temps ; j'étais fatiguée.

Je ne me souviens plus de rien. à quelle heure est-il parti ? Ce matin de bonne heure ?

-au lever du soleil, il a dit...

-qu'est-ce qu'il a laissé ? Est-ce beaucoup ? Non, ne me le dis pas. Cela m'est égal. Qu'est-ce qu'il a dit ? Il n'est venu personne depuis son départ ?

Est-ce qu'il reviendra ? Donne-moi mes bracelets. " l'esclave apporta un coffret, mais Chrysis ne le regarda point, et levant son bras si haut qu'elle put :

" ah ! Djala, dit-elle, ah ! Djala ! ... je voudrais des aventures extraordinaires.

-tout est extraordinaire, dit Djala, ou rien. Les jours se ressemblent.

-mais non, autrefois, ce n'était pas ainsi. Dans tous les pays du monde, les dieux sont descendus sur la terre et ont aimé des femmes mortelles. Ah ! Sur quels lits faut-il les attendre, dans quelles forêts faut-il les chercher, ceux qui sont un peu plus que des hommes ? Quelles prières faut-il dire pour qu'ils viennent, ceux qui m'apprendront quelque chose ou qui me feront tout oublier ? Et si les dieux ne veulent plus descendre, s'ils sont morts, ou s'ils sont trop vieux, Djala, mourrai-je aussi sans avoir vu un homme qui mette dans ma vie des événements tragiques ? " elle se retourna sur le dos et tordit ses doigts les uns sur les autres.

" si quelqu'un m'adorait, il me semble que j'aurais tant de joie à le faire souffrir jusqu'à ce qu'il en meure ! Ceux qui viennent chez moi ne sont pas dignes de pleurer. Et puis, c'est ma faute, aussi :

c'est moi qui les appelle, comment m'aimeraient-ils ?

-quel bracelet aujourd'hui ?

-je les mettrai tous. Mais laisse-moi. Je n'ai besoin de personne. Va sur les marches de la porte, et si quelqu'un vient, dis que je suis avec mon amant, un esclave noir, que je paie... va.

-tu ne sortiras pas ?

-si. Je sortirai seule. Je m'habillerai seule. Je ne rentrerai pas. Va-t'en. Va-t'en ! " elle laissa tomber une jambe sur le tapis et s'étira jusqu'à se lever. Djala était doucement sortie.

Elle marcha très lentement par la chambre, les mains croisées autour de la nuque, toute à la volupté d'appliquer sur les dalles ses pieds nus où la sueur se glaçait. Puis elle entra dans son bain.

Se regarder à travers l'eau était pour elle une jouissance.

Elle se voyait comme une grande coquille de nacre ouverte sur un rocher.