Sa peau devenait unie et parfaite ; les lignes de ses jambes s'allongeaient dans une lumière bleue ; toute sa taille était plus souple ; elle ne reconnaissait plus ses mains.
L'aisance de son corps était telle qu'elle se soulevait sur deux doigts, se laissait flotter un peu et retomber mollement sur le marbre sous un remous léger qui heurtait son menton. L'eau pénétrait dans ses oreilles avec l'agacement d'un baiser.
L'heure du bain était celle où Chrysis commençait à s'adorer. Toutes les parties de son corps devenaient l'une après l'autre l'objet d'une admiration tendre et le motif d'une caresse. Avec ses cheveux et ses seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois même, elle accordait à ses perpétuels désirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de repos ne s'offrait aussi bien à la lenteur minutieuse de ce soulagement délicat.
Le jour finissait : elle se dressa dans la piscine, sortit de l'eau et marcha vers la porte. La marque de ses pieds brillait sur la pierre. Chancelante et comme épuisée, elle ouvrit la porte toute grande et s'arrêta, le bras allongé sur le loquet, puis rentra et, près de son lit, debout et mouillée, dit à l'esclave :
" essuie-moi. " la Malabaraise prit une large éponge à la main, et la passa dans les doux cheveux d'or de Chrysis, tout chargés d'eau et qui ruisselaient en arrière ; elle les sécha, les éparpilla, les agita moelleusement, et plongeant l'éponge dans une jarre d'huile, elle en caressa jusqu'au cou sa maîtresse avant de la frotter avec une étoffe rugueuse qui fit rougir sa peau assouplie.
Chrysis s'enfonça en frissonnant dans la fraîcheur d'un siège de marbre et murmura :
" coiffe-moi. " dans le rayon horizontal du soir, la chevelure encore humide et lourde brillait comme une averse illuminée de soleil. L'esclave la prit à poignée et la tordit. Elle la fit tourner sur elle-même, telle qu'un gros serpent de métal que trouaient comme des flèches les droites épingles d'or, et elle enroula tout autour une bandelette verte trois fois croisée afin d'en exalter les reflets par la soie. Chrysis tenait, loin d'elle, un miroir de cuivre poli. Elle regardait distraitement les mains obscures de l'esclave se mouvoir dans les cheveux profonds, arrondir les touffes, rentrer les mèches folles et sculpter la chevelure comme un rhyton d'argile rose.
Quand tout fut accompli, Djala se mit à genoux devant sa maîtresse et rasa de près son pubis renflé, afin que la jeune fille eût, aux yeux de ses amants, toute la nudité d'une statue.
Chrysis devint plus grave et dit à voix basse :
" farde-moi. " une petite boîte de bois de rose, qui venait de l'île Dioscoride, contenait des fards de toutes les couleurs. Avec un pinceau de poils de chameau, l'esclave prit un peu de pâte noire, qu'elle déposa sur les beaux cils courbés et longs, pour que les yeux parussent plus bleus. Au crayon deux traits décidés les allongèrent, les amollirent ; deux taches de vermillon vif accentuèrent les coins des larmes.
Il fallait, pour fixer les fards, oindre de cérat frais le visage et la poitrine : avec une plume à barbes douces qu'elle trempa dans la céruse, Djala peignit des traînées blanches le long des bras et sur le cou ; avec un petit pinceau gonflé de carmin, elle ensanglanta la bouche et toucha les pointes des seins ; ses doigts, qui avaient étalé sur les joues un nuage léger de poudre rouge, marquèrent à la hauteur des flancs les trois plis profonds de la taille, et dans la croupe arrondie deux fossettes parfois mouvantes ; puis avec un tampon de cuir fardé elle colora vaguement les coudes et aviva les dix ongles. La toilette était finie.
Alors Chrysis se mit à sourire et dit à l'Hindoue :
" chante-moi. " elle se tenait assise et cambrée dans son fauteuil de marbre. Ses épingles faisaient un rayonnement d'or derrière sa face. Ses mains appliquées sur sa gorge espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints, et ses pieds blancs étaient réunis sur la pierre.
Djala, accroupie près du mur, se souvint des chants d'amour de l'Inde :
" Chrysis... " elle chantait d'une voix monotone.
Chrysis, tes cheveux sont comme un essaim d'abeilles suspendu le long d'un arbre. Le vent chaud du sud les pénètre, avec la rosée des luttes de l'amour et l'humide parfum des fleurs de la nuit.
La jeune fille alterna, d'une voix plus douce et lente :
mes cheveux sont comme une rivière infinie dans la plaine, où le soir enflammé s'écoule.
Et elles chantèrent, l'une après l'autre.
-tes yeux sont comme des lys d'eau bleus sans tiges, immobiles sur des étangs.
-mes yeux sont à l'ombre de mes cils comme des lacs profonds sous des branches noires.
-tes lèvres sont des fleurs délicates où est tombé le sang d'une biche.
-mes lèvres sont les bords d'une blessure brûlante.
-ta langue est le poignard sanglant qui a fait la blessure de ta bouche.
-ma langue est incrustée de pierres précieuses.
Elle est rouge de mirer mes lèvres.
-tes bras sont arrondis comme deux défenses d'ivoire, et tes aisselles sont deux bouches.
-mes bras sont allongés comme deux tiges de lys, d'où se penchent mes doigts comme cinq pétales.
-tes cuisses sont deux trompes d'éléphants blancs, qui portent tes pieds comme deux fleurs rouges.
-mes pieds sont deux feuilles de nénuphar sur l'eau ; mes cuisses sont deux boutons de nénuphar gonflés.
-tes seins sont deux boucliers d'argent dont les pointes ont trempé dans le sang.
-mes mamelles sont la lune et le reflet de la lune dans l'eau.
-ton nombril est un puits profond dans un désert de sable rose, et ton bas-ventre un jeune chevreau couché sur le sein de sa mère.
-mon nombril est une perle ronde sur une coupe renversée, et mon giron est le croissant clair de Phoebé sous les forêts.
Il se fit un silence. -l'esclave éleva les mains et se courba.
La courtisane poursuivit :
elle est comme une fleur de pourpre, pleine de miel et de parfums.
Elle est comme une hydre de mer, vivante et molle, ouverte la nuit.
Elle est la grotte humide, le gîte toujours chaud, l'asile où l'homme se repose de marcher à la mort.
La prosternée murmura très bas :
" elle est effrayante. C'est la face de Méduse. " Chrysis posa son pied sur la nuque de l'esclave et dit en tremblant :
" Djala... " peu à peu la nuit était venue ; mais la lune était si lumineuse que la chambre s'emplissait de clarté bleue.
Chrysis nue regardait son corps où les reflets étaient immobiles et d'où les ombres tombaient très noires.
Elle se leva brusquement :
" Djala, cesse, à quoi pensons-nous ! Il fait nuit, je ne suis pas sortie encore. Il n'y aura plus sur l'heptostade que des matelots endormis. Dis-moi, Djala, je suis belle ?
" dis-moi, Djala, je suis plus belle que jamais, cette nuit ? Je suis la plus belle des femmes d'Alexandrie, tu le sais ? N'est-ce pas qu'il me suivra comme un chien, celui qui passera tout à l'heure dans le regard oblique de mes yeux ? N'est-ce pas que j'en ferai ce qu'il me plaira, un esclave si c'est mon caprice, et que je puis attendre du premier venu la plus servile obéissance ? Habille-moi, Djala. " autour de ses bras, deux serpents d'argent s'enroulèrent. à ses pieds, on fixa des semelles de sandales qui s'attachaient à ses jambes brunes par des lanières de cuir croisées.
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