Ses bras étaient plus sveltes, sa poitrine plus aiguë, ses hanches plus étroites que celles de la vraie. Elle n'avait pas entre les aines ces trois plis minces comme des lignes, qu'il avait gravés dans le marbre. Il finit par se lasser d'elle.

Ses adoratrices le surent, et, bien qu'il continuât ses visites quotidiennes, on connut qu'il avait cessé d'être amoureux de Bérénice. Et autour de lui l'empressement redoubla. Il n'en tint pas compte. En effet, le changement dont il avait besoin était d'une autre importance.

Il est rare qu'entre deux maîtresses un homme n'ait pas un intervalle de vie où la débauche vulgaire le tente et le satisfait. Démétrios s'y abandonna.

Quand la nécessité de partir pour le palais lui déplaisait plus que de coutume, il s'en venait à la nuit vers le jardin des courtisanes qui entourait de toutes parts le temple.

Les femmes qui étaient là ne le connaissaient point.

D'ailleurs, tant d'amours superflues les avaient lassées qu'elles n'avaient plus ni cris ni larmes, et la satisfaction qu'il cherchait n'était pas troublée, du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l'énervaient près de la reine.

La conversation qu'il tenait avec ces belles personnes calmes était sans recherche et paresseuse.

Les visiteurs de la journée, le temps qu'il ferait le lendemain, la douceur de l'herbe et de la nuit en étaient les sujets charmants. Elles ne le priaient pas d'exposer ses théories en statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l'achilleus de Scopas.

S'il leur arrivait de remercier l'amant qui les choisissait, de le trouver bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas croire à leur désintéressement.

Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrés du temple et s'extasiait devant la statue.

Entre les sveltes colonnes, coiffées en volutes ioniennes, la déesse apparaissait toute vivante sur un piédestal de pierre rose, chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les couleurs de la femme ; elle tenait d'une main son miroir dont le manche est un priape, et de l'autre adornait sa beauté d'un collier de perles à sept rangs.

Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, luisait entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux nuages ronds.

Démétrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le peuple, que c'étaient là les vraies perles saintes, nées des gouttes d'eau qui avaient roulé dans la conque de l'anadyomène.

" ô soeur divine, disait-il, ô fleurie, ô transfigurée !

Tu n'es plus la petite Asiatique dont je fis ton modèle indigne. Tu es son idée immortelle, l'âme terrestre de l'Astarté qui fut génitrice de sa race.

Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brûlais dans ses lèvres sombres, tu défaillais dans ses mains molles, tu haletais dans ses grands seins, tu t'étirais dans ses jambes enlaçantes, autrefois, avant ta naissance ; et ce qui assouvit la fille d'un pêcheur te prostrait aussi, toi, déesse, toi la mère des dieux et des hommes, la joie et la douleur du monde ! Mais je t'ai vue, évoquée, saisie, ô cythereia merveilleuse ! Je t'ai révélée à la terre.

Ce n'est pas ton image, c'est toi-même à qui j'ai donné ton miroir et que j'ai couverte de perles, comme au jour où tu naquis du ciel sanglant et du sourire écumeux des eaux, aurore gouttelante de rosée, acclamée jusqu'aux rives de Cypre par un cortège de tritons bleus. " il venait de l'adorer ainsi quand il entra sur la jetée, à l'heure où s'écoulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les joueuses de flûte. Mais ce soir-là il s'était refusé aux courtisanes du temple, parce qu'un couple entrevu sous les branches l'avait soulevé de dégoût et révolté jusqu'à l'âme.

La douce influence de la nuit l'envahissait peu à peu. Il tourna son visage du côté du vent, qui avait passé sur la mer, et semblait traîner vers l'égypte l'odeur des roses d'Amathonte.

De belles formes féminines s'ébauchaient dans sa pensée. On lui avait demandé, pour le jardin de la déesse, un groupe des trois Charites enlacées ; mais sa jeunesse répugnait à copier les conventions, et il rêvait d'unir sur un même bloc de marbre les trois mouvements gracieux de la femme : deux des Charites seraient vêtues, l'une tenant un éventail et fermant à demi les paupières au souffle des plumes bercées ; l'autre dansant dans les plis de sa robe. La troisième serait nue, derrière ses soeurs, et de ses bras levés tordrait sur sa nuque la masse épaisse de ses cheveux.

Il engendrait dans son esprit bien d'autres projets encore, comme d'attacher aux roches du phare une Andromède de marbre noir devant le monstre houleux de la mer, d'enfermer l'agora de Brouchion entre les quatre chevaux du soleil levant, comme par des Pégases irrités, et de quelle ivresse n'exultait-il pas à l'idée qui naissait en lui d'un zagreus épouvanté devant l'approche des Titans. Ah ! Comme il était repris par toute la beauté ! Comme il s'arrachait à l'amour ! Comme il " séparait de la chair l'idée suprême de la déesse " ! Comme il se sentait libre, enfin !

Or, il tourna la tête vers les quais, et vit luire dans l'éloignement le voile jaune d'une femme qui marchait.

 

 

LIVRE PREMIER, CHAPITRE IV

 

Elle venait lentement, en penchant la tête à l'épaule, sur la jetée déserte où tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait en avant de ses pas.

Démétrios la regardait s'avancer.

Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps à travers le tissu léger ; un de ses coudes saillait sous la tunique serrée, et l'autre bras, qu'elle avait laissé nu, portait relevée la longue queue, afin d'éviter qu'elle traînât dans la poussière.

Il reconnut à ses bijoux qu'elle était une courtisane ; pour s'épargner un salut d'elle il traversa vivement.

Il ne voulait pas la regarder. Volontairement il occupa sa pensée à la grande ébauche de zagreus. Et cependant ses yeux se retournèrent vers la passante.

Alors il vit qu'elle ne s'arrêtait point, qu'elle ne s'inquiétait pas de lui, qu'elle n'affectait pas même de regarder la mer, ni de relever son voile par devant, ni de s'absorber dans ses réflexions ; mais que simplement elle se promenait seule et ne cherchait rien là que la fraîcheur du vent, la solitude, l'abandon, le frémissement léger du silence.

Sans bouger, Démétrios ne la quitta pas du regard et se perdit dans un étonnement singulier.

Elle continuait de marcher comme une ombre jaune dans le lointain, nonchalante et précédée de la petite ombre noire.

Il entendait à chaque pas le faible cri de sa chaussure dans la poussière de la voie.

Elle marcha jusqu'à l'île du phare et monta dans les rochers.

Tout à coup, et comme si de longue date il eût aimé l'inconnue, Démétrios courut à sa suite, puis s'arrêta, revint sur ses pas, trembla, s'indigna contre lui-même, essaya de quitter la jetée ; mais il n'avait jamais employé sa volonté que pour servir son propre plaisir et quand il fut temps de la faire agir pour le salut de son caractère et l'ordonnance de sa vie, il se sentit envahi d'impuissance et cloué sur la place où pesaient ses pieds.

Comme il ne pouvait plus cesser de songer à cette femme, il tenta de s'excuser lui-même de la préoccupation qui venait le distraire si violemment.

Il crut admirer son gracieux passage par un sentiment tout esthétique et se dit qu'elle serait un modèle rêvé pour la Charite à l'éventail qu'il se projetait d'ébaucher le lendemain...

puis, soudain, toutes ses pensées se bouleversèrent et une foule de questions anxieuses affluèrent dans son esprit autour de cette femme en jaune.

Que faisait-elle dans l'île à cette heure de la nuit ?

Pourquoi, pour qui, sortait-elle si tard ? Pourquoi ne l'avait-elle pas abordé ? Elle l'avait vu, certainement elle l'avait vu pendant qu'il traversait la jetée. Pourquoi, sans un mot de salut, avait-elle poursuivi sa route ? Le bruit courait que certaines femmes choisissaient parfois les heures fraîches d'avant l'aube pour se baigner dans la mer. Mais on ne se baignait pas au phare. La mer était là trop profonde. D'ailleurs, quelle invraisemblance qu'une femme se fût ainsi couverte de bijoux pour n'aller qu'au bain ! ... alors, qui l'attirait si loin de Rhacotis ? Un rendez-vous, peut-être ? Quelque jeune viveur, curieux de variété, qui prenait pour lit un instant les grandes roches polies par les vagues ?

Démétrios voulut s'en assurer. Mais déjà la jeune femme revenait, du même pas tranquille et mou, éclairée en plein visage par la lente clarté lunaire et balayant du bout de l'éventail la poussière du parapet.

 

 

LIVRE PREMIER, CHAPITRE V

 

Elle avait une beauté spéciale. Ses cheveux semblaient deux masses d'or, mais ils étaient trop abondants et bourrelaient son front bas de deux profondes vagues chargées d'ombre, qui engloutissaient les oreilles et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une bouche épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du corps ondulait à chaque pas, et s'animait du balancement des seins libres, ou du roulis des belles hanches, sur qui la taille pliait.

Quand elle ne fut plus qu'à dix pas du jeune homme, elle tourna son regard vers lui. Démétrios eut un tremblement. C'étaient des yeux extraordinaires ; bleus, mais foncés et brillants à la fois, humides, las, en pleurs et en feu, presque fermés sous le poids des cils et des paupières.