Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent. Qui passait dans leur lumière était invinciblement pris. Elle le savait bien, et de leurs effets elle usait savamment ; mais elle comptait davantage encore sur l'insouciance affectée contre celui que tant d'amour sincère n'avait pu sincèrement toucher.
Les navigateurs qui ont parcouru les mers de pourpre, au delà du Gange, racontent qu'ils ont vu, sous les eaux, des roches qui sont de pierre d'aimant.
Quand les vaisseaux passent auprès d'elles, les clous et les ferrures s'arrachent vers la falaise sous-marine et s'unissent à elle à jamais. Et ce qui fut une nef rapide, une demeure, un être vivant, n'est plus qu'une flottille de planches, dispersées par le vent, retournées par les flots. Ainsi Démétrios se perdait en lui-même devant deux grands yeux attirants, et toute sa force le fuyait.
Elle baissa les paupières et passa près de lui.
Il aurait crié d'impatience. Ses poings se crispèrent ; il eut peur de ne pas pouvoir reprendre une attitude calme, car il fallait lui parler.
Pourtant il l'aborda par les paroles d'usage :
" je te salue, dit-il.
-je te salue aussi " , répondit la passante.
Démétrios continua :
" où vas-tu, si peu pressée ?
-je rentre.
-toute seule ?
-toute seule " .
Et elle fit un mouvement pour reprendre sa promenade.
Alors Démétrios pensa qu'il s'était peut-être trompé en la jugeant courtisane. Depuis quelque temps, les femmes des magistrats et des fonctionnaires s'habillaient et se fardaient comme des filles de joie. Celle-ci pouvait être une personne fort honorablement connue, et ce fut sans ironie qu'il acheva sa question ainsi :
" chez ton mari ? " elle s'appuya des deux mains en arrière et se mit à rire.
" je n'en ai pas ce soir. " Démétrios se mordit les lèvres, et presque timide, hasarda :
" ne le cherche pas. Tu t'y es prise trop tard. Il n'y a plus personne.
-qui t'a dit que j'étais en quête ? Je me promène seule et ne cherche rien.
-d'où venais-tu alors ? Car tu n'as pas mis ces bijoux pour toi-même, et voilà un voile de soie...
-voudrais-tu que je sortisse nue, ou vêtue de laine comme une esclave ? Je ne m'habille que pour mon plaisir ; j'aime à savoir que je suis belle, et je regarde mes doigts en marchant pour connaître toutes mes bagues.
-tu devrais avoir un miroir à la main et ne regarder que tes yeux. Ils ne sont pas nés à Alexandrie, ces yeux-là. Tu es juive, je l'entends à ta voix, qui est plus douce que les nôtres.
-non, je ne suis pas juive, je suis Galiléenne.
-comment t'appelles-tu, Miriam ou Noëmi ?
-mon nom syriaque, tu ne le sauras pas. C'est un nom royal qu'on ne porte pas ici. Mes amis m'appellent Chrysis, et c'est un compliment que tu aurais pu me faire. " il lui mit la main sur le bras.
" oh ! Non, non, dit-elle d'une voix moqueuse. Il est beaucoup trop tard pour ces plaisanteries-là.
Laisse-moi rentrer vite. Il y a presque trois heures que je suis levée, je meurs de fatigue. " se penchant, elle prit son pied dans sa main :
" vois-tu comme mes petites lanières me font mal ?
On les a beaucoup trop serrées. Si je ne les décroise pas dans un instant, je vais avoir une marque sur le pied, et ce sera joli quand on m'embrassera !
Laisse-moi vite. Ah ! Que de peines ! Si j'avais su, je ne me serais pas arrêtée. Mon voile jaune est tout froissé à la taille, regarde ! " Démétrios se passa la main sur le front ; puis, avec le ton dégagé d'un homme qui daigne faire son choix, il murmura :
" montre-moi le chemin.
-mais je ne veux pas ! Dit Chrysis d'un air stupéfait. Tu ne me demandes même pas si c'est mon plaisir. " montre-moi le chemin ! " comme il dit cela !
Me prends-tu pour une fille du pornelon, qui se met sur le dos pour trois oboles sans regarder qui la tient ? Sais-tu même si je suis libre ? Connais-tu le détail de mes rendez-vous ? As-tu suivi mes promenades ? As-tu marqué les portes qui s'ouvrent pour moi ? As-tu compté les hommes qui se croient aimés de Chrysis ? " montre-moi le chemin ! " je ne te le montrerai pas, s'il te plaît. Reste ici ou va-t'en, mais ailleurs que chez moi !
-tu ne sais pas qui je suis...
-toi ? Allons donc ! Tu es Démétrios de Saïs ; tu as fait la statue de ma déesse ; tu es l'amant de ma reine et le maître de ma ville. Mais pour moi tu n'es qu'un bel esclave, parce que tu m'as vue et que tu m'aimes. " elle se rapprocha, et poursuivit d'une voix câline :
" oui, tu m'aimes. Oh ! Ne parle pas ; -je sais ce que tu vas me dire : tu n'aimes personne, tu es aimé. Tu es le bien-aimé, le chéri, l'idole. Tu as refusé Glycéra, qui avait refusé Antiochos.
Dêmônassa la Lesbienne, qui avait juré de mourir vierge, s'est couchée dans ton lit pendant ton sommeil, et t'aurait pris de force si tes deux esclaves lybiens ne l'avaient mise toute nue à la porte.
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