Pour elle, aussi, c'était l'amour des malheureux qui dominait. Un de ses compagnons de luttes sociales, jeune ouvrier, me disait : « Elle n'a jamais fait de politique », et il ajoutait : « Si tout le monde était comme elle, il n'y aurait plus de malheureux. » Cette compassion des malheureux est un des traits essentiels de sa vie profonde.

 Le Puy fut son premier poste ; là elle commencera à donner libre cours à cette communion réelle à la misère des autres. Pour avoir droit à l'allocation de chômage, les ouvriers étaient astreints à de durs travaux ; elle les voyait casser des cailloux. Comme eux et avec eux, elle voulut manier le pic. Elle les accompagna dans je ne sais quelle démarche de revendication à la préfecture. Elle en vint à se contenter, pour vivre, de la somme correspondant à l'allocation quotidienne de chômage, distribuant aux autres le surplus de ses ressources. Il arrivait de voir la porte du jeune professeur de philosophie, le jour où elle touchait ses appointements, assiégée par la file de ses nouveaux amis. On la verra même, plus tard, pousser la délicatesse jusqu'à donner largement de son temps -- ce temps qu'elle arrachait à ses livres passionnément aimés - pour jouer à la belote avec certains, s'essayer à chanter avec d'autres et se faire vraiment l'une d'entre eux.

Pourtant, Simone était loin de se sentir satisfaite : à qui aime vraiment, la compassion est un tourment. En 1934 elle décida de prendre, dans toute sa dureté, la condition ouvrière. Elle y connut la faim, la fatigue, les rebuffades, l'oppression du travail à la chaîne, l'angoisse du chômage. Pour elle, ce n'était pas une « expérience », mais une incarnation réelle et totale. Son « journal d'usine » est un témoignage poignant. L'épreuve surpassa ses forces ; son âme fut comme écrasée par cette conscience du malheur, elle en restera marquée toute sa vie.

 Lorsque éclata, en 1936, la guerre d'Espagne, Simone - qui avait largement pris part aux grèves sur le tas (articles de la Révolution prolétarienne) - n'hésita pas à partir pour le front de Barcelone ; un accident causé par son manque d'habileté (elle s'ébouillanta avec de l'huile) l'en fit presque aussitôt évacuer. Elle ne parlait guère de cet événement de sa vie, si ce n'est pour rendre témoignage à tel ou tel de ses compagnons d'armes.

En 1938, elle assiste à la semaine sainte à Solesmes et, quelques mois plus tard, c'est la grande illumination qui changea sa vie : « Le Christ est descendu et m'a prise. » Il est difficile de déterminer avec précision la date de cet événement car elle en garda jalousement le secret ; aucun de ses papiers personnels n'en parle ; aucun de ses intimes, semble-t-il, n'en eut confidence, à part la lettre à Joë Bousquet où elle y fait allusion et ce qu'elle m'en a dit de vive voix ou par écrit. Ce qui est évident, c'est qu'au milieu des tâtonnements de sa recherche, des oscillations de sa pensée, elle n'est jamais revenue là-dessus ; dans l'expérience de ce sentiment inconnu, elle porta un regard tout nouveau sur le monde, ses poésies et ses traditions religieuses et surtout sur l'action au service des malheureux où elle intensifia ses efforts.

Puis, vint la guerre. Elle ne quitta Paris qu'après que la capitale fut déclarée ville ouverte. C'est alors qu'elle arriva à Marseille. La décision administrative frappant les juifs l'y atteignit. En juin 1941, elle vint me voir. Dans l'une de nos premières rencontres elle me parla de son désir de partager la condition et les labeurs du prolétariat agricole. je me rendis facilement compte qu'il ne s'agissait pas d'une idée irréfléchie, mais d'une volonté profonde ; je demandais alors à Gustave Thibon de servir ce projet ; elle passa ainsi plusieurs semaines dans la vallée du Rhône et connut le dur travail des vendanges.

Comment présenter ces mois de Marseille ? Son extrême réserve et cette pudeur d'âme qu'elle cachait sous le ton inflexible et monotone de discussions d'idées la faisait parler peu d'elle-même et de ses activités. Mais cependant, pouvait-elle passer inaperçue ?

Pour ce qui est de ses activités littéraires, elle était en contact avec les milieux des Cahiers du Sud et elle écrivait sous le pseudonyme d'Émile Novis (anagramme de son nom) ; on trouve d'elle plusieurs articles importants, notamment « l'Iliade ou le poème de la force », « l'agonie d'une civilisation vue à travers un poème épique », « en quoi consiste l'inspiration occitanienne », sans parler de quelques poèmes. Plus encore, le meilleur de son temps était consacré à des traductions de Platon, à des textes pythagoriciens qui ont paru sous le titre d'Intuitions pré-chrétiennes et à la composition des exposés qui constituent, en partie, ce livre, Attente de Dieu. Ces textes, elle les lisait à quelques amis, dans des réunions tout intimes où elle s'appliquait à communiquer son amour de la Grèce et surtout des réalités atteintes par les grands mystiques.

 Comme lectures de choix, à cette époque, il est assez remarquable qu'elle se soit attachée aux mémoires du Cardinal de Retz et aux Tragiques d'Aubigné.

Lectures et écrits ne remplissaient pas sa vie ; le goût de son esprit et la volonté de compassion qui la caractérisèrent ne pouvaient la laisser étrangère à la vie des plus malheureux ; elle les recherchait et se mêlait à eux pour les connaître et les aider. Elle s'intéressa tout particulièrement aux Annamites démobilisés attendant leur rapatriement ; constatant l'injustice de leur sort, elle sut si bien manœuvrer qu'elle fit limoger le directeur du camp !

En une circonstance, cet amour des êtres lui sauva la vie : arrêtée pour gaullisme, longuement interrogée, menacée de prison « où elle, agrégée de philosophie, serait mêlée aux prostituées », elle faisait cette sensationnelle réponse : « J'ai toujours désiré connaître ce milieu et, pour y entrer, je n'ai jamais vu qu'il puisse y avoir pour moi un autre moyen que celui-là : la prison. » À ces mots, le juge de faire signe à son secrétaire de la relâcher comme folle !

Et, puisque nous en sommes au chapitre de la clandestinité, Simone se donna à la diffusion de Témoignage chrétien ; elle préférait ce mouvement à ceux qui existaient alors ; plus tard, pour obtenir de se faire parachuter en France, elle faisait valoir les liens qui l'unissaient avec les organisateurs du mouvement ; elle écrivait à ce propos à Maurice Schumann : « Je crois que c'est de loin ce qu'il y a de meilleur en France en ce moment. Puisse-t-il ne leur arriver aucun malheur ! » (Écrits de Londres, éd. Gallimard).

Sa grande préoccupation restait pourtant la question religieuse : longuement elle scrutait l'Évangile, en discutait avec ses amis qui aimaient à la retrouver à la messe du dimanche ; fréquemment elle venait me voir et, pour avoir plus de solitude, assistait parfois, en semaine, à une messe matinale. N'est-ce pas à cette époque qu'elle m'écrivait : « Mon cœur a été transporté pour toujours, je l'espère, dans le Saint Sacrement exposé sur l'Autel. » Ce mot en dit long sur l'attrait qu'exerçait sur elle le silence vivant de nos églises !

 Les semaines et les mois de Marseille passèrent vite ainsi. En mars 1942 je fus nommé à Montpellier, mais je revins assez souvent à Marseille pour la voir plusieurs fois avant son départ ; cet éloignement fut l'occasion de ses plus belles lettres. Le 16 mai 1942 elle s'embarquait avec ses parents.

 Arrivée à New York, elle employa toutes ses relations, toutes ses anciennes amitiés, pour se faire rappeler à Londres ; elle souffrait comme d'une désertion d'avoir quitté la France et lançait des appels tels ceux-ci : « Je vous en prie, faites-moi venir à Londres, ne me laissez pas dépérir de chagrin ici ! », « je fais appel à vous pour me sortir de la situation morale par trop douloureuse où je me trouve », « je vous supplie de me procurer, si vous le pouvez, la quantité de souffrances et de dangers utiles qui me préservera d'être stérilement consumée par le chagrin. je ne peux pas vivre dans la situation où je me trouve en ce moment.