Cela me met tout près du désespoir. » (à M. Schumann.)

 Son amour des déshérités ne la quitta pas pour autant. « J'explore Harlem, écrivait-elle à un de ses amis, je vais tous les dimanches dans une église baptiste de Harlem où, sauf moi, il n'y a pas un Blanc. » Elle entrait en contact avec des jeunes filles noires, les invitait chez elle ; et ce même ami qui la connaissait bien me disait : « Il est certain que si Simone était restée à New York elle se serait faite Noire ! »

 Pourtant son cœur était dans l'univers : « Le malheur répandu sur la surface du globe terrestre m'obsède et m'accable au point d'annuler mes facultés et je ne puis les récupérer et me délivrer de cette obsession que si, moi-même, j'ai une large part de danger et de souffrance. C'est donc une condition pour que j'aie la capacité de travailler. » (à M. Schumann.)

Londres, où elle arrivait en fin novembre 1942, lui causa une déception cruelle. Elle n'avait qu'un but : obtenir une mission pénible et dangereuse, se sacrifier utilement, soit pour sauver d'autres vies, soit pour accomplir quelque acte de sabotage. Elle le demande de vive voix ; elle insiste par écrit : « Je ne peux m'empêcher d'avoir l'impudeur, l'indiscrétion des mendiants. Comme les mendiants, je ne sais, en guise d'arguments, que crier mes besoins... » Il était imprudent d'accepter. On la consacra à certains travaux de pensée. Ainsi passait-elle des heures dans son bureau, s'y nourrissant souvent d'un simple sandwich, y restant le soir et, quand elle avait laissé passer l'heure du dernier métro, y dormant, appuyée sur la table ou étendue par terre.

Quand elle suppliait avec instance pour obtenir cette « mission », elle notait : « L'effort que je fais ici sera dans peu de temps arrêté par une triple limite. L'une morale, car la douleur de me sentir hors de ma place, croissant sans cesse, finira malgré moi, je le crains, par entraver ma pensée. L'autre intellectuelle ; il est évident qu'au moment de descendre vers le concret, ma pensée va s'arrêter faute d'objet. La troisième physique, car la fatigue grandit. »

L'événement, hélas ! devait lui donner raison. En avril, il fallut se rendre à la réalité et la faire admettre à l'hôpital Middlesex ; les soins qu'elle y reçut ne purent la rétablir à cause de son extrême faiblesse causée aussi bien par la fatigue que par les privations. Elle désire la campagne et obtient d'être transférée au sanatorium d'Ashford où elle s'éteignait le 24 août 1943.

 À travers les textes des semaines précédant sa mort, il semble bien qu'elle restait encore très éloignée, en des points multiples, de la foi catholique en sa plénitude et elle sentait profondément que seule la mort la transporterait en cette vérité dont elle se savait encore éloignée. Elle fixait toujours son attention sur les points qui lui restaient obscurs [1] afin d'en recevoir la lumière -les grandes lignes dominant sa vie dont elle avait pris conscience dans les mois de Marseille et qui sont comme le fond d'Attente de Dieu.

 

J.-M. Perrin.


 

 

 

 

 

LETTRES

 

 

Ces lettres se situent du 19 janvier au 26 mai 1942. Elles sont bien loin de représenter mes échanges avec Simone Weil. C'est en effet en juin 1941 qu'elle était venue me voir pour la première fois et, même après ma nomination à Montpellier, je revenais souvent à Marseille où je la rencontrais.


 

 

 


 

Lettre I - Hésitations devant le baptême 

 

  

19 janvier 1942.

Mon cher Père,


Je me décide à vous écrire... pour clore - tout au moins jusqu'à nouvel ordre - nos entretiens concernant mon cas. Je suis fatiguée de vous parler de moi, car c'est un sujet misérable ; mais j'y suis contrainte par l'intérêt que vous me portez par l'effet de votre charité.

 Je me suis interrogée ces jours-ci sur la volonté de Dieu, en quoi elle consiste et de quelle manière on peut parvenir à s'y conformer complètement. je vais vous dire ce que j'en pense.

 Il faut distinguer trois domaines. D'abord ce qui ne dépend absolument pas de nous ; cela comprend tous les faits accomplis dans tout l'univers à cet instant-ci, puis tout ce qui est en voie d'accomplissement ou destiné à s'accomplir plus tard hors de notre portée. Dans ce domaine tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception. Il faut donc dans ce domaine aimer absolument tout, dans l'ensemble et dans chaque détail, y compris le mal sous toutes ses formes ; notamment ses propres péchés passés pour autant qu'ils sont passés (car il faut les haïr pour autant que leur racine est encore présente), ses propres souffrances passées, présentes et à venir, et - ce qui est de loin le plus difficile - les souffrances des autres hommes pour autant qu'on n'est pas appelé à les soulager. Autrement dit il faut sentir la réalité et la présence de Dieu à travers toutes les choses extérieures sans exception, aussi clairement que, la main sent la consistance du papier à travers le porte-plume et la plume.

 Le second domaine est celui qui est placé sous l'empire de la volonté. Il comprend les choses purement naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l'intelligence et de l'imagination, parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer et combiner du dehors des moyens déterminés en vue de fins déterminées et finies., Dans ce domaine, il faut exécuter sans défaillance ni délai tout ce qui apparaît manifestement comme un devoir. Quand aucun devoir n'apparaît manifestement, il faut tantôt observer des règles plus ou moins arbitrairement choisies, mais fixes ; et tantôt suivre l'inclination, mais dans une mesure limitée. Car une des formes les plus dangereuses du péché, ou la plus dangereuse, peut-être, consiste à mettre de l'illimité dans un domaine essentiellement fini.

 Le troisième domaine est celui des choses qui sans être situées sous l'empire de la volonté, sans être relatives aux devoirs naturels, ne sont pourtant pas entièrement indépendantes de nous. Dans ce domaine, nous subissons une contrainte de la part de Dieu, à condition que nous méritions de la subir et dans la mesure exacte où nous le méritons.