Mon excuse est qu'elle constitue, au moins provisoirement, une conclusion.
Croyez bien à ma très vive reconnaissance.
SIMONE WEIL
Lettre II - Hésitations devant le baptême
Mon cher Père,
Ceci est un post-scriptum à la lettre dont je vous disais qu'elle était provisoirement une conclusion. J'espère pour vous que ce sera le seul. je crains bien de vous ennuyer. Mais s'il en est ainsi, prenez-vous en à vous-même. Ce n'est pas ma faute si je crois vous devoir compte de mes pensées.
Les obstacles d'ordre intellectuel qui jusqu'à ces derniers temps m'avaient arrêtée au seuil de l'Église peuvent être regardés à la rigueur comme éliminés, dès lors que vous ne refusez pas de m'accepter telle que je suis. Pourtant des obstacles restent.
Tout bien considéré, je crois qu'ils se ramènent à ceci. Ce qui me fait peur, c'est l'Église en tant que chose sociale. Non pas seulement à cause de ses souillures, mais du fait même qu'elle est entre autres caractères une chose sociale. Non pas que je sois d'un tempérament très individualiste. J'ai peur pour la raison contraire. J'ai en moi un fort penchant grégaire. je suis par disposition naturelle extrêmement influençable, influençable à l'excès, et surtout aux choses collectives. je sais que si j'avais devant moi en ce moment une vingtaine de jeunes Allemands chantant en chœur des chants nazis, une partie de mon âme deviendrait immédiatement nazie. C'est là une très grande faiblesse. Mais c'est ainsi que je suis. je crois qu'il ne sert à rien de combattre directement les faiblesses naturelles. Il faut se faire violence pour agir comme si on ne les avait pas dans les circonstances où un devoir l'exige impérieusement ; et dans le cours ordinaire de la vie il faut bien les connaître, en tenir compte avec prudence, et s'efforcer d'en faire bon usage, car elles sont toutes susceptibles d'un bon usage.
J'ai peur de ce patriotisme de l'Église qui existe dans les milieux catholiques. J'entends patriotisme au sens du sentiment qu'on accorde à une patrie terrestre. J'en ai peur parce que j'ai peur de le contracter par contagion. Non pas que l'Église me paraisse indigne d'inspirer un tel sentiment. Mais parce que je ne veux pour moi d'aucun sentiment de ce genre. Le mot vouloir est impropre. Je sais, je sens avec certitude que tout sentiment de ce genre, quel qu'en soit l'objet, est funeste pour moi.
Des saints ont approuvé les Croisades, l'Inquisition. je ne peux pas ne pas penser qu'ils ont eu tort. je ne peux pas récuser la lumière de la conscience. Si je pense que sur un point je vois plus clair qu'eux, moi qui suis tellement loin au-dessous d'eux, je dois admettre que sur ce point ils ont été aveuglés par quelque chose de très puissant. Ce quelque chose, c'est l'Église en tant que chose sociale. Si cette chose sociale leur a fait du mal, quel mal ne me ferait-elle pas à moi, qui suis particulièrement vulnérable aux influences sociales, et qui suis presque infiniment plus faible qu'eux ?
On n'a jamais rien dit ni écrit qui aille si loin que les paroles du diable au Christ dans saint Luc concernant les royaumes de ce monde : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m'a été abandonnée, à moi et à tout être à qui je veux en faire part. » Il en résulte que le social est irréductiblement le domaine du diable. La chair pousse à dire moi et le diable pousse à dire nous ; ou bien à dire, comme les dictateurs, je avec une signification collective. Et, conformément à sa mission propre, le diable fabrique une fausse imitation du divin, de l'ersatz de divin.
Par social je n'entends pas tout ce qui se rapporte à une cité, mais seulement les sentiments collectifs.
Je sais bien qu'il est inévitable que l'Église soit aussi une chose sociale ; sans quoi elle n'existerait pas.
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