Je ne parle pas de les aider, car cela, malheureusement, jusqu'à maintenant j'en suis tout à fait incapable. je pense qu'en aucun cas je n'entrerais jamais dans un ordre religieux, pour ne pas me séparer par un habit du commun des hommes. Il y a des êtres humains pour qui cette séparation n'a pas de grave inconvénient, parce qu'ils sont déjà séparés du commun des hommes par la pureté naturelle de leur âme. Pour moi au contraire, je crois vous l'avoir dit, je porte en moi-même le germe de tous les crimes ou presque. Je m'en suis aperçue notamment au cours d'un voyage, dans des circonstances que je vous ai racontées. Les crimes me faisaient horreur, mais ne me surprenaient pas ; j'en sentais en moi-même la possibilité ; c'est même parce que j'en sentais en moi-même la possibilité qu'ils me faisaient horreur. Cette disposition naturelle est dangereuse et très douloureuse, mais comme toute espèce de disposition naturelle elle peut servir au bien si on sait en faire l'usage qui convient avec le secours de la grâce. Elle implique une vocation, qui est de rester en quelque sorte anonyme, apte à se mélanger à n'importe quel moment avec la pâte de l'humanité commune. Or. de nos jours, l'état des esprits est tel qu'il y a une barrière plus marquée, une séparation plus grande entre un catholique pratiquant et un incroyant qu'entre un religieux et un laïc.
Je sais que le Christ a dit : « Quiconque rougira de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père. » Mais rougir du Christ, cela ne signifie peut-être pas pour tous et dans tous les cas ne pas adhérer à l'Église. Pour certains cela peut signifier seulement ne pas exécuter les préceptes du Christ, ne pas rayonner son esprit, ne pas honorer son nom quand l'occasion s'en présente, ne pas être prêt à mourir par fidélité pour lui.
Je vous dois la vérité, au risque de vous heurter, et bien qu'il me soit extrêmement pénible de vous heurter. J'aime Dieu, le Christ et la foi catholique autant qu'il appartient à un être aussi misérablement insuffisant de les aimer. J'aime les saints à travers leurs écrits et les récits concernant leur vie - à part quelques-uns qu'il m'est impossible d'aimer pleinement ni de regarder comme des saints. J'aime les six ou sept catholiques d'une spiritualité authentique que le hasard m'a fait rencontrer au cours de ma vie. J'aime la liturgie, les chants, l'architecture, les rites et les cérémonies catholiques. Mais je n'ai à aucun degré l'amour de l'Église à proprement parler, en dehors de son rapport à toutes ces choses que j'aime. je suis capable de sympathiser avec ceux qui ont cet amour, mais moi je ne l'éprouve pas. je sais bien que tous les saints l'ont éprouvé. Mais aussi étaient-ils presque tous nés et élevés dans l'Église. Quoi qu'il en soit, on ne se donne pas un amour par sa volonté propre. Tout ce que je peux dire, c'est que si cet amour constitue une condition du progrès spirituel, ce que j'ignore, ou s'il fait partie de ma vocation, je désire qu'il me soit un jour accordé.
Peut-être bien qu'une partie des pensées que je viens de vous exposer est illusoire et mauvaise. Mais en un sens peu m'importe ; je ne veux plus examiner ; car après toutes ces réflexions je suis arrivée à une conclusion, qui est la résolution pure et simple de ne plus penser du tout à la question de mon entrée éventuelle dans l'Église.
Il est très possible qu'après être restée tout à fait sans y penser pendant des semaines, des mois ou des années, un jour je sentirai soudain l'impulsion irrésistible de demander immédiatement le baptême, et je courrai le demander. Car le cheminement de la grâce dans les cœurs est secret et silencieux.
Peut-être aussi que ma vie prendra fin sans que j'aie jamais éprouvé cette impulsion. Mais une chose est absolument certaine. C'est que s'il arrive un jour que j'aime Dieu suffisamment pour mériter la grâce du baptême, je recevrai cette grâce ce même jour, infailliblement, sous la forme que Dieu voudra, soit au moyen du baptême proprement dit, soit de toute autre manière. Dès lors pourquoi aurais-je aucun souci ? Ce n'est pas mon affaire de penser à moi. Mon affaire est de penser à Dieu. C'est à Dieu à penser à moi.
Cette lettre est bien longue. Une fois de plus, je vous aurai pris beaucoup plus de temps qu'il ne convient. je vous en demande pardon.
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