Celui-ci ne les connaissait point, n’ayant plus remis les pieds là-bas, depuis qu’il en était parti tout jeune, pour entrer comme petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par épouser la fille.
― Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidant enfin à s’adresser au gros homme, qui les regardait toujours, surpris de leurs allures.
― C’est moi, répondit-il.
Alors, Denise rougit fortement et balbutia :
― Ah ! tant mieux !... Je suis Denise, et voici Jean, et voici Pépé... Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.
Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentes s’embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cette famille qui lui tombait sur les épaules.
― Comment ! comment ! vous voilà ! répéta-t-il à plusieurs reprises. Mais vous étiez à Valognes !... Pourquoi n’êtes-vous pas à Valognes ?
De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications. Après la mort de leur père, qui avait mangé jusqu’au dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deux enfants. Ce qu’elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à les nourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateur de meubles anciens ; mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait des figures dans du bois ; même, un jour, ayant découvert un morceau d’ivoire, il s’était amusé à faire une tête, qu’un monsieur de passage avait vue ; et justement, c’était ce monsieur qui les avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une place pour Jean, chez un ivoirier.
― Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en apprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pas d’argent, il sera logé et nourri... Alors, j’ai pensé que Pépé et moi, nous nous tirerions toujours d’affaire. Nous ne pouvons pas être plus malheureux qu’à Valognes.
Ce qu’elle taisait, c’était l’escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l’avait déterminée au départ ; et elle accompagnait surtout son frère à Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes adoraient.
L’oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions. Cependant, quand il l’eut ainsi entendue parler de ses frères, il la tutoya.
― Ton père ne vous a donc rien laissé ? Moi, je croyais qu’il y avait encore quelques sous. Ah ! je lui ai assez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards de tête !... Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu as dû nourrir ce petit monde !
Sa face bilieuse s’était éclairée, il n’avait plus les yeux saignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, il s’aperçut qu’il barrait la porte.
― Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus... Entrez, ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.
Et, après avoir adressé aux étalages d’en face une dernière moue de colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille.
― Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous !
Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme au seuil d’un trou inconnu, tâtant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche traîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se serrant davantage les uns contre les autres, le gamin toujours dans les jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils faisaient leur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La clarté matinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements de deuil, un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.
― Entrez, entrez, répétait Baudu.
En quelques phrases brèves, il mettait au courant madame Baudu et sa fille. La première était une petite femme mangée d’anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lèvres blanches. Geneviève, chez qui s’aggravait encore la dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décoloration d’une plante grandie à l’ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cette chair pauvre, lui donnaient un charme triste.
― Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes les bienvenus.
Et elles firent asseoir Denise derrière un comptoir. Aussitôt, Pépé monta sur les genoux de sa sœur, tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils se rassuraient, regardaient la boutique, où leurs yeux s’habituaient à l’obscurité. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, ses comptoirs de chêne polis par l’usage, ses casiers séculaires aux fortes ferrures.
1 comment