Au hasard de la vie
Série L’APPEL DE LA VIE
dirigée par Francis LACASSIN
(Les ouvrages à paraître sont précédés du signe •)
Rudyard KIPLING
Misère et Douceur de l’Inde (Trois soldats et Histoires en noir et blanc)
Au hasard de la vie Puck lutin de la colline Le Naulahka Retour de Puck
Sous les cèdres de l’Himalaya suivi de Le Rickshaw fantôme
• La Cité de l’épouvantable nuit et autres lieux
• Ce chien ton serviteur précédé de Wee Willie Winkie
• Monseigneur l’éléphant
• L’Inde au temps des Sahibs
• Simples contes des collines (édition intégrale)
• Un peu de moi-même et Souvenirs de France
• Sur le pont
• Chansons de la chambrée
• Diverses créatures
• Le Devoir quotidien
• Débits et crédits
• Limites et renouvellements
• Trafics et découvertes
AU HASARD DE LA VIE
Ou
Histoires de mon pays et de son peuple
Par
Rudyard KIPLING
Traduit de l’anglais
par Théo VARLET et Nathalie DUDON
Préface de l’auteur
Postface par Henry JAMES
Bibliographie
ar Francis LACASSIN

Série « L’Appel de la vie »
dirigée par Francis LACASSIN
Les textes IV, VII, IX, XIII, XVII, XXI
XXII, XXVII, XXVIII ont été
traduits par Nathalie Dudon.
Tous les autres textes
ont été traduits par Théo Varlet
Titre original
Life’s Handicap (1891)
© The National Trust for Places of Historié interest of Natural Beauty et 1980 union générale d’éditions pour la présente édition.
ISBN 2-264-00270-0
À
E.K.R. (1)
de la part de R.K.
1887-1888 C.M.G.
PRÉFACE DE L’AUTEUR
J’ai rencontré cent hommes sur la route de Delhi et ils étaient tous mes frères.
Proverbe indigène
Dans le nord de l’Inde il y avait un monastère appelé la Chubara de Dhunni Bhagat. Personne ne se rappelait rien concernant ce Dhunni Bhagat. Il avait passé sa vie à gagner un peu d’argent et l’avait entièrement dépensé, comme tout bon Hindou devrait faire, à une œuvre pie : la Chubara. Ce monastère était plein de cellules de brique, où s’étalaient en couleurs claires des images de dieux, de rois et d’éléphants, et où des prêtres épuisés par les macérations restaient à méditer sur les fins dernières des choses ; les allées étaient pavées de briques, et les pieds nus des milliers de pèlerins y avaient creusé des sillons. Des touffes de manguiers avaient surgi d’entre les briques, de grands pipais ombrageaient le treuil du puits qui grinçait tout le long du jour, et des hordes de perroquets jacassaient dans les branchages. Écureuils et corbeaux étaient familiers en ce lieu, car ils savaient que jamais un prêtre ne les toucherait.
Les mendigots errants, les vendeurs d’amulettes et les saints vagabonds de cinquante lieues à la ronde faisaient de la Chubara leur lieu de rendez-vous et de repos. Mahométans, Sikhs et Hindous se mêlaient indifféremment sous les arbres. C’étaient des vieillards, et quand on est arrivé aux tourniquets de la Nuit éternelle, toutes les religions du monde vous paraissent singulièrement égales et sans importance.
Voici ce que m’a raconté Gobind le borgne. Il avait été un saint homme habitant sur une île au milieu d’une rivière et nourrissant les poissons deux fois par jour avec de petites boulettes de pain. En temps de crue, quand les cadavres enflés venaient s’échouer au bout de l’île, Gobind les faisait pieusement brûler, pour l’honneur de l’humanité, et en considération des comptes que lui-même aurait à rendre à Dieu par la suite. Mais quand les deux tiers de l’île eurent été emportés d’un coup, Gobind s’en alla de l’autre côté de la rivière à la Chubara de Dhunni Bhagat, emportant son seau de cuivre avec autour du cou la corde à puits, sa courte béquille de repos constellée de clous de cuivre, son rouleau de couchage, sa grosse pipe, son parasol, et son haut chapeau en feuilles de canne à sucre sur lequel se balançaient les plumes de paon rituelles. Drapé dans sa couverture faite de pièces et de morceaux de toutes les couleurs et de tous les tissus du monde, il s’assit dans un coin ensoleillé de la très paisible Chubara, et, le bras posé sur sa béquille à courte poignée, il attendit la mort. Les gens lui apportaient de la nourriture et de petits bouquets de fleurs de souci, et en retour il leur donnait sa bénédiction. Il était presque aveugle, et sa face était creusée, plissée et ridée à ne pas le croire, car il vivait déjà en un temps qui précéda celui où les Anglais arrivèrent à moins de deux cent cinquante lieues de la Chubara de Dhunni Bhagat.
Quand nous eûmes commencé à nous mieux connaître l’un et l’autre, Gobind se mit à me raconter des histoires de sa voix creuse qui ressemblait fort à un roulement d’artillerie lourde sur un pont de bois. Ses histoires étaient vraies, mais pas une sur vingt ne pourrait être imprimée dans un livre anglais, parce que les Anglais s’appesantissent sur des choses qu’un indigène renverrait à une occasion plus favorable ; et celles à quoi il ne penserait pas deux fois, un indigène s’y appesantira indéfiniment. C’est pourquoi indigènes et Anglais se considèrent l’un l’autre avec stupeur par-dessus de tels abîmes d’incompréhension.
— Et quel est, me dit Gobind un dimanche soir, quel est ton honorable métier, et par quel moyen gagnes-tu ton pain quotidien ?
— Je suis, lui répondis-je, un kerani… quelqu’un qui écrit avec une plume sur du papier, sans être au service du gouvernement.
— Alors qu’est-ce que tu écris ? fit Gobind. Approche-toi, car le jour tombe et je ne vois plus ta figure.
— J’écris sur toutes choses qui sont à la portée de mon entendement et sur beaucoup qui ne le sont pas. Mais surtout j’écris sur la vie et la mort, sur les hommes et les femmes, sur l’amour et la destinée dans la mesure de mes capacités, en racontant l’histoire par les bouches d’une, deux personnes ou plus. Alors, par la grâce de Dieu, les histoires se vendent et me rapportent de l’argent qui me permet de vivre.
— Ainsi soit-il, dit Gobind. C’est ce que fait le conteur du bazar ; mais lui parle directement aux hommes et aux femmes et il n’écrit rien du tout. Seulement, quand l’histoire a mis ses auditeurs en suspens et que les catastrophes sont sur le point de survenir aux vertueux, il s’arrête tout d’un coup et réclame son salaire avant de continuer son récit. En va-t-il de même dans ton métier, mon fils ?
— J’ai entendu dire que cela se passe à peu près ainsi quand une histoire est de grande longueur et qu’on la débite comme un concombre, par petites tranches.
— Moi, j’étais jadis un conteur renommé, quand je mendiais sur la route entre Koshin et Etra ; avant le dernier pèlerinage que j’aie fait à Orissa. Je racontais beaucoup d’histoires et j’en entendais encore plus aux gîtes d’étape le soir quand nous nous réjouissions après la journée de marche. Je suis persuadé qu’en matière d’histoires, les hommes faits sont tout pareils à des petits enfants, et que la plus vieille histoire est celle qu’ils aiment le mieux.
— Pour ton peuple, c’est la vérité, dis-je. Mais en ce qui regarde mes compatriotes ils veulent de nouvelles histoires, et quand tout est écrit ils s’insurgent et protestent que l’histoire aurait été mieux racontée de telle et telle façon, et ils demandent si elle est vraie ou bien si c’est une invention.
— Mais quelle folie est la leur ! fit Gobind, en écartant sa main noueuse. Une histoire qu’on raconte est vraie durant tout le temps qu’on met à la raconter. Et quant à ce qu’ils en disent… Tu sais comment Bilas Khan, qui fut le prince des conteurs, a dit à celui qui se moquait de lui dans le grand gîte d’étape sur la route de Jhelum : « Continue, mon frère, et achève ce que j’ai commencé. » Et celui qui se moquait reprit l’histoire, mais comme il n’avait ni le ton ni la manière il finit par s’arrêter court, et les pèlerins qui étaient là à souper l’abreuvèrent d’injures et de coups la moitié de la nuit.
— D’accord, mais pour mes compatriotes, puisqu’ils ont donné de l’argent, c’est leur droit ; de même que nous pourrions faire des reproches à un cordonnier si les chaussures qu’ils nous a livrées se décousaient.
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