Si jamais je fais un livre tu le verras et tu jugeras.
— Et le perroquet dit à l’arbre qui allait tomber : « Attends, frère, je m’en vais te chercher un étai ! », dit Gobind avec un sourire sarcastique. Dieu m’a accordé quatre-vingts ans et peut-être un peu plus. Arrivé où j’en suis je ne dois plus voir qu’une faveur dans chaque jour successif qui m’est accordé. Fais vite.
— De quelle façon, repris-je, vaut-il mieux se mettre à l’œuvre, dis-moi, ô le premier de ceux qui enfilent des perles avec leur langue ?
— Comment le saurais-je ? Mais après tout (il réfléchit un peu) pourquoi ne le saurais-je pas ? Dieu a fait un grand nombre de têtes, mais il n’y a qu’un seul cœur dans le monde entier, aussi bien chez tes compatriotes que chez les miens. En matière d’histoires, ce sont tous des enfants.
— Mais il n’y en a pas d’aussi terribles que les petits si on déplace un mot ou si, en racontant une seconde fois, on modifie les détails, ne fût-ce que d’un seul diablotin.
— Oui, et moi aussi j’ai raconté des histoires aux petits, mais voici comment tu dois faire… (Ses vieux yeux se portèrent sur les peintures gaies du mur, sur la coupole bleu et rouge, et plus haut sur les fleurs éclatantes des poinsettias.) Parle-leur d’abord des choses que toi et eux vous avez vues ensemble. Ainsi leur savoir remédiera à tes imperfections. Parle-leur ensuite de ce que toi seul as vu, puis de ce que tu as entendu dire, et puisque ce sont des enfants, parle-leur batailles et rois, chevaux, diables, éléphants et anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. Toute la terre est pleine d’histoires pour celui qui écoute le pauvre et ne le chasse pas de son seuil. Il n’y a pas meilleurs diseurs d’histoires que les pauvres ; car ils sont forcés chaque nuit de poser l’oreille à terre.
Après cette conversation l’idée grandit en moi, et Gobind me pressait de questions concernant la santé du livre.
Par la suite, quand nous eûmes été séparés plusieurs mois, il arriva que je dus partir au loin, et j’allai dire au revoir à Gobind.
— À cette heure il faut nous dire adieu, lui dis-je, car je m’en vais faire un très long voyage.
— Et moi aussi. Un plus long que toi. Mais que devient le livre ? demanda-t-il.
— Il naîtra en son temps s’il en est ainsi ordonné.
— J’aurais bien aimé le voir, dit le vieillard, ramassé sous son manteau. Mais cela ne sera pas. Je mourrai dans trois jours d’ici, la nuit, un peu avant l’aube. Le terme de mes ans est accompli.
Dans neuf cas sur dix un indigène ne se trompe pas en prévoyant le jour de sa mort. Il a sous ce rapport la prescience des animaux.
— Alors tu vas partir en paix, et c’est bien parler, car tu m’as dit que la vie n’est pas un plaisir pour toi.
— Mais c’est regrettable que notre livre ne soit pas né. Comment saurai-je qu’il y est fait mention de mon nom ?
— Parce que je te promets que dans la partie préliminaire du livre, avant toute autre chose, il sera écrit, Gobind, sadhu (2), de l’île en la rivière et qui attend Dieu dans la Chubara de Dhunni Bhagat, et ce seront les premiers mots du livre.
— Et qui te donna conseil… le conseil d’un vieillard. Gobind, fils de Gobind, du village Chumi dans le teshil de Karaon, district de Moultan. Cela sera-t-il écrit aussi ?
— Ce sera écrit aussi.
— Et le livre s’en ira de l’autre côté de l’Eau Noire dans les maisons de ton peuple et tous les sahibs connaîtront mon nom, à moi qui ai quatre-vingts ans ?
— Tous ceux qui liront le livre le sauront. Je ne puis t’en promettre plus.
— Voilà qui est bien parler. Appelle à haute voix tous ceux qui sont dans le monastère, je veux leur dire cette chose.
Ils se rassemblèrent, fakirs, sadhus, sunnyasis, byragis, nihangs et mullahs, prêtres de toutes les religions et à tous les degrés du déguenillement, et Gobind, appuyé sur sa béquille, leur parla, si bien qu’ils étaient tous visiblement remplis d’envie, et un ancien à barbe blanche engagea Gobind à penser à ses fins dernières plutôt qu’à sa réputation éphémère dans les bouches d’étrangers. Puis Gobind me donna sa bénédiction et je m’en allai.
Ces histoires ont été recueillies en tous lieux, et je les tiens de toutes sortes de gens, des prêtres de la Chubara, d’Ala Yar le graveur et de Jiwun Singh le charpentier, de gens sans nom à bord des bateaux et des trains autour du monde, de femmes filant devant leurs demeures au crépuscule, d’officiers et de gentlemen à cette heure morts et enterrés ; et un petit nombre, mais celles-là sont de loin les meilleures, c’est mon père qui me les a transmises. La plus grande partie de ces histoires a été publiée dans des revues et des journaux, et j’en suis obligé à leurs directeurs ; mais quelques-unes sont neuves de ce côté-ci de l’eau, et quelques autres voient le jour pour la première fois.
Les histoires les plus remarquables sont, comme de juste, celles qui ne paraîtront pas – et ceci pour des raisons évidentes.
I
MULVANEY, INCARNATION DE KRISHNA
(The Incarnation of Krishna Mulvaney, 1889)
Au temps jadis, et dans un pays très lointain, il y avait trois hommes qui s’aimaient l’un l’autre à tel point que ni homme ni femme ne parvenait à les séparer. Ils n’étaient en aucune façon distingués, et on ne pouvait les recevoir même sur le paillasson extérieur à la porte des gens comme il faut, car ils se trouvaient être simples soldats dans l’armée de Sa Majesté ; et les simples soldats de ce genre ont peu de temps pour se cultiver l’esprit. Leur devoir est de maintenir d’une propreté impeccable eux-mêmes et leur fourniment, de s’abstenir de s’enivrer plus souvent que de besoin, d’obéir à leurs chefs et de prier Dieu pour avoir une guerre. Toutes choses que mes amis accomplissaient, et de leur propre mouvement ils se jetaient en des batailles où ne les appelaient pas les règlements de l’armée. Leur destin les envoya faire leur service dans l’Inde, laquelle n’est pas un pays doré, encore que les poètes l’aient chanté autrement. Les hommes y meurent avec grande rapidité, et ceux qui vivent subissent maintes aventures singulières. Mes amis ne se souciaient guère, je crois, de l’aspect social ou politique de l’Orient. Ils prirent part à une guerre assez importante sur la frontière nord, à une autre sur nos limites occidentales, et à une troisième en Haute-Birmanie. Après quoi leur régiment rentra au dépôt pour se reformer, et la monotonie démesurée de la vie de garnison fut leur lot.
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