Je crois qu’en ces occasions-là Ortheris prêche la révolte, et je sais que la simple présence de Learoyd se désolant pour Mulvaney suffit à détruire toute la gaieté de sa chambrée. Les sergents me racontent que quand il se sent malheureux il ne permet plus à personne de rire. C’est une drôle de coterie que ces trois-là.
— Avec tout cela, je voudrais que nous en ayons un peu plus comme eux. J’aime un régiment bien encadré mais ces jeunes cafards qui nous arrivent du dépôt avec leurs faces de carême, leurs yeux fuyants et leurs voix mielleuses, m’assomment parfois de leur vertu agressive. On les croirait invertébrés dès qu’il s’agit de faire autre chose que de jouer aux cartes et rôder autour du quartier des ménages. Je crois que je pardonnerais sur-le-champ à ce vieux sacripant s’il se présentait avec une explication que je puisse décemment accepter.
— Peu probable qu’il y ait grande difficulté là-dessus, mon colonel, dit l’adjudant-major. Les explications de Mulvaney sont à peine d’un cran moins étonnantes que ses exploits. Il paraît que quand il était dans le Tyrone Noir, avant de nous arriver, on l’a surpris sur les bords de la Liffey en train d’essayer de vendre le cheval de bataille de son colonel à un maquignon de Donegal comme une parfaite monture de louage pour dame. C’était M. Shakbolt qui commandait alors le Tyrone.
— Shakbolt a sûrement attrapé une attaque d’apoplexie à l’idée que ses fougueux chevaux de guerre pouvaient correspondre à ce signalement. Il n’achetait jamais que des démons indomptés et il les matait en les privant de nourriture. Qu’est-ce que Mulvaney a dit ?
— Qu’il était membre de la Société protectrice des animaux, et qu’il désirait vendre « cette pauvre bête-là où elle aurait quelque chose pour se remplir les boyaux ». M. Shakbolt a ri, mais j’imagine que c’est pour cela que Mulvaney a passé dans notre régiment.
— Je voudrais qu’il fût de retour, dit le colonel ; car je l’aime bien et je crois qu’il m’aime bien aussi.
Ce soir-là, pour réjouir nos âmes, Learoyd, Ortheris et moi nous allâmes sur la lande enfumer un porc-épic. Tous les chiens étaient là, mais leur hour-vari lui-même (et dès avant de quitter le cantonnement ils s’étaient mis à discuter le triste sort des porcs-épics) fut incapable de nous tirer de notre préoccupation. La lune, large et basse, argentait les sommités de l’herbe-à-panache, et donnait aux buissons rabougris d’épine-à-chameau et aux amers tamaris l’apparence d’une assemblée de démons. L’odeur du soleil n’avait pas encore quitté la terre, et de vagues petits zéphirs en passant sur les roseraies du sud, nous apportaient un parfum de roses sèches et d’eau. Notre feu une fois pris, et les biens convenablement disposés pour attendre la ruée du porc-épic, nous grimpâmes au haut d’un monticule de terre raviné par les pluies, et contemplâmes l’étendue de la brousse, striée de sentes à bestiaux, blanchie d’herbe longue, et parsemée des ronds de fonds d’étangs à sec, où les bécasses se rassemblent l’hiver.
— Ça, dit Ortheris avec un soupir, en parcourant la farouche désolation du paysage, ça c’est un sacré pays. Un pays sacrément pas ordinaire. Une espèce de pays fou. C’est comme une grille où le feu est remplacé par le soleil. (Il s’abrita les yeux du clair de lune.) Et il y en a un qui danse tout seul au milieu de tout ça. Il a bien raison. Si je n’étais pas aussi triste je danserais aussi.
À la face de la lune un prodige se dandinait… un esprit de la lande, hirsute et de haute taille, s’approchait en battant des ailes. Il était comme sorti de terre ; il s’avançait vers nous, et sa silhouette n’était pas deux fois la même. La draperie, toge, nappe ou robe de chambre, qui revêtait cet être, prenait cent formes diverses. Une fois il s’arrêta sur un tertre voisin et cabriola, jambes et bras aux quatre vents.
— Beuh ! cet épouvantail en a de mauvaises, dit Ortheris. S’il approche encore un peu nous aurons sans doute à discuter avec lui.
Learoyd se releva de terre comme un taureau dégage ses flancs après s’être vautré. Et tel mugit un taureau, de même lui, après un court instant d’examen, il donna de la voix sous les étoiles.
— Mulvaney ! Mulvaney ! Hohé !
Alors nous hurlâmes tous ensemble. La forme plongea dans le creux, et finalement, dans un frémissement d’herbe qui se déchire, notre ami perdu s’avança à la lueur du feu, et disparut jusqu’à la ceinture dans un flot de chiens en joie. Puis Learoyd et Ortheris, unissant leurs voix de basse et de fausset, lui donnèrent la bienvenue.
— Espèce de sacré idiot ! dirent-ils.
Et chacun de son côté ils le martelèrent à coups de poings.
— Allez doucement ! répondit-il, les enveloppant chacun d’un de ses robustes bras. Je dois vous faire savoir que je suis un dieu, et qu’il faut me traiter comme tel… bien que, ma foi, je pense que je vais aller à la salle de police tout comme un simple troufion.
La dernière partie de la phrase fit évanouir les soupçons créés par la première.
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