N’importe qui eût été en droit de regarder Mulvaney comme fou. Il était nu-tête et nu-pieds, et sa chemise et ses pantalons tombaient en lambeaux. Mais il portait un vêtement somptueux… une gigantesque simarre qui retombait de son cou à ses talons… de soie rose pâle, où des mains depuis longtemps défuntes avaient abondamment brodé, d’un point à l’aiguille fort savant, les amours des dieux hindous. Les figures monstrueuses saillissaient et se cachaient à la clarté du feu, à mesure que Mulvaney drapait les plis autour de lui.

Tandis que je tâchais de me rappeler où j’avais déjà vu cette étoffe, Ortheris mania un moment celle-ci avec respect. Puis il s’écria :

— Qu’est-ce que tu as donc fait du palanquin ? Tu en portes la doublure.

— Exact, dit l’Irlandais, et entre parenthèses cette broderie m’arrache la peau. Voilà quatre jours que j’ai vécu dans cette somptueuse courtepointe. Mon fils, je commence à comprendre pourquoi il n’y a rien à tirer des négros. Sans mes bottes, et avec mes pantalons tels des bas à jours sur les jambes d’une fille au bal, je commençais à me sentir comme un négro… tout craintif. Donne-moi une pipe et je raconterai.

Il alluma une pipe, reprit ses deux amis dans son étreinte, et fut secoué par une crise de fou rire.

— Mulvaney, lui dit Ortheris avec sévérité, ce n’est pas le moment de rire. Tu nous as donné à Jock et à moi plus d’ennui que tu ne vaux. Tu as été en absence illégale et pour cela tu vas aller à la boîte ; et de plus tu es revenu habillé d’une façon dégoûtante et fort peu convenable avec la doublure de ce sacré palanquin. Il n’y a pas là de quoi rire. Et nous autres, nous pensions tout le temps que tu étais mort.

— Les gars, dit le coupable, encore un peu secoué, quand j’aurai fini mon histoire, tu pourras pleurer si tu veux, et notre petit Ortheris pourra me crever la paillasse en me trépignant. Finissez donc et écoutez. Mes exploits ont été stupéfiants ; ma chance a été la chance bienheureuse de l’armée britannique… et ce n’est pas peu dire. Je suis parti ivrogne et m’ivrognant dans le palanquin, et je suis revenu dieu rose. Est-ce que l’un de vous est allé trouver Dearsley une fois ma permission expirée ? C’est lui qui est la cause de tout.

— Je le disais bien, murmura Learoyd. Demain j’irai lui casser le portrait.

— Tu n’iras pas. Dearsley est un bijou d’homme.

Quand Ortheris m’eut mis dans le palanquin et tandis que mes six porteurs ahanaient le long de la route, il me prit l’envie d’aller faire la nique à Dearsley pour ce combat. Je leur commandai donc : « Allez au talus », et là, comme j’étais fantastiquement plein, je passai ma tête par la fenêtre et échangeai des compliments avec Dearsley. Je dois l’avoir injurié salement, car quand je suis comme ça je sais me servir de ma langue. Je me rappelle tout juste lui avoir dit que sa bouche s’ouvrait de travers comme une gueule de raie, et c’était vrai après que Learoyd l’eut manipulée. Je me rappelle nettement qu’il n’en prit aucune offense, mais me donna à boire un grand coup de bière. Ce fut cette bière qui me joua le tour, car je me renfilai dans le palanquin, en me marchant sur l’oreille droite avec le pied gauche, et puis je dormis comme un mort. Une fois je me réveillai à moitié, et parbleu ça faisait dans ma tête un bruit effroyable… ça grondait et battait et trépidait d’une façon nouvelle pour moi. « Sainte Mère de Grâce, que je me dis, quel accordéon je vais avoir sur les épaules quand je me réveillerai ! » Et là-dessus je me roule en boule pour me rendormir avant que ça ne me prenne. Les gars, ce bruit ne provenait pas de la boisson, c’était le roulement d’un train !

Suivit un silence impressionnant.

— Oui, il m’avait mis sur un train… mis moi, palanquin et tout, avec six noirs scélérats d’entre ses coolies qui étaient dans son infâme confidence, sur la plate-forme d’un truc à ballast, et nous roulions et nous déboulions vers Bénarès. Heureux encore que je ne me sois pas réveillé alors et que je ne me sois pas montré aux coolies. Comme je vous le disais je dormis la plus grande partie d’un jour et d’une nuit. Mais rappelez-vous que ce Dearsley m’avait emballé pour Bénarès sur un de ses trains de matériel, à seule fin de me faire dépasser ma permission et que j’aille en prison.

L’explication était éminemment rationnelle.