Bénarès était au moins à dix heures de train de la garnison, et rien au monde n’eût pu sauver Mulvaney d’être arrêté comme déserteur s’il s’y fût montré dans l’appareil de ses orgies. Dearsley n’avait pas oublié de tirer vengeance de lui. Learoyd, après s’être un peu reculé, se mit à envoyer de légers coups de poing sur des parties choisies du corps de Mulvaney. Il avait l’esprit là-bas sur le talus, et ces coups ne présageaient rien de bon pour Dearsley. Mulvaney continua :

— Quand je fus tout à fait réveillé le palanquin était déposé dans une rue, à ce que je soupçonnai, car j’entendais des gens passer et causer. Mais je savais bien que j’étais loin de chez moi. Il y a dans notre garnison une drôle d’odeur… une odeur de terre sèche et de four à briques avec des bouffées de litière de cavalerie. Cet endroit-là au contraire sentait les fleurs de souci et la mauvaise eau, et une fois quelque chose de vivant vint renifler fortement avec son museau à une fente de volet. « Ça y est, que je me dis, je suis dans un village, et le buffle communal est en train d’examiner le palanquin. » Mais en tout cas je n’avais pas envie de bouger. Quand on est en des lieux étrangers il n’y a qu’à rester tranquille et la chance bien connue de l’armée britannique vous fera passer au travers. C’est un axiome. Et il est de moi.

« Puis un tas de diables chuchoteurs entourèrent le palanquin. « Portons-le, que disait l’un. – Mais qui nous paiera ? que dit un autre. – Le ministre de la maharanie (4), comme de juste, que répond le premier. – Aga ! que je me dis en moi-même. Je suis une reine indépendante, et j’ai un ministre pour payer mes dépenses. Si je reste tranquille encore longtemps je vais devenir empereur. Mais ce n’est pas dans un village que j’ai échoué. » Sans faire de bruit, je collai mon œil droit à une fissure des volets, et je vis que toute la rue était bourrée de palanquins et de chevaux et d’une flopée de prêtres nus, tout poudrés de jaune et ornés de queues de tigres. Mais je peux bien te le dire, Ortheris, et à toi aussi, Lea-royd, de tous les palanquins le nôtre était le plus magnifiquement impérial. Or dans tout l’univers un palanquin signifie une grande dame indigène, sauf quand par hasard c’est un soldat de la Reine qui le monte. « Des femmes et des prêtres ! que je me dis. Pour cette fois, Térence, le fils de ton père est bien placé. On va voir la représentation. » Six diables noirs en mousseline rose enlevèrent le palanquin, mais zut ! voilà-t-il pas que le roulis et le tangage me barbouillaient le cœur. Alors nous fûmes coincés au beau milieu des palanquins… il n’y en avait guère plus de cinquante… et nous nous raclions et nous entrechoquions comme des caboteurs de pommes de terre de Queenstown dans une marée montante. J’entendais les femmes piauler et jacasser dans leurs palanquins, mais le mien était le plus royal équipage. On lui faisait place, et parbleu ces hommes en mousseline rose, mes porteurs, braillaient : « Place pour la maharanie de Gokral-Seetarun. » Connaissez-vous cette dame, monsieur ?

— Oui, répondis-je. C’est une très estimable vieille reine des États de l’Inde centrale, et on dit qu’elle est obèse. Par quel mystère pouvait-elle être à Bénarès sans que toute la ville ait reconnu son palanquin ?

— C’était la sempiternelle bêtise des négros. Après que les hommes de Dearsley l’eurent planté là et se furent enfuis, ils ont vu le palanquin gisant solitaire et abandonné, et à cause de sa beauté ils lui ont donné le meilleur nom qui leur soit venu à l’esprit.