Alors il partit du toit une clarté brillante comme un éclair, qui me montra l’intérieur du palanquin, et à l’extrémité où reposait mon pied, mon propre portrait tout craché brodé sur la doublure. Tenez, ce bonhomme-ci. »

Il fouilla dans les plis de sa simarre rose, passa la main sous l’un d’eux, et fit saillir à la lueur du feu une image brodée, d’un pied de long, représentant le grand dieu Krishna, jouant de la flûte. Avec sa joue épaisse, son œil fixe et sa moustache d’un noir bleu, le dieu offrait une ressemblance lointaine avec Mulvaney.

— La clarté avait disparu en un clin d’œil, mais ce fut alors que me vint tout mon plan. Je crois du reste que j’étais fou. Je fis glisser le volet extérieur et me faufilai dans l’ombre par-derrière le pilier aux têtes d’éléphants, puis retroussai mes pantalons jusqu’aux genoux, me débarrassai de mes bottes, et m’emparai en bloc de toute la doublure rose du palanquin. Par bonheur, elle s’arracha comme la robe d’une femme quand on marche dessus au bal des sergents, et une bouteille vint avec. Je pris la bouteille, et la minute d’après je sortais de l’ombre du pilier, la doublure rose drapée fort gracieusement autour de moi, tandis que la musique résonnait comme des timbales, et qu’un courant d’air glacé soufflait autour de mes jambes nues. Par cette main qui le créa, j’étais Krishna rossignolant sur sa flûte… Krishna, le dieu dont nous parle l’aumônier du régiment. Je devais offrir un charmant spectacle. Je sentais que j’avais les yeux énormes et la figure d’un blanc de cire, et je devais plutôt avoir l’air d’un spectre. Mais on me prit pour le dieu en personne. La musique s’arrêta, et les femmes restèrent muettes. Moi, je me contorsionnai les jambes comme un berger sur une potiche de porcelaine, et je fis avec mes pieds le dandinement du fantôme, comme je l’avais fait maintes fois au théâtre du régiment, et je traversai ainsi le temple par-devant la déesse, tout en rossignolant sur ma bouteille à bière.

— Qu’est-ce que tu rossignolais ? demanda Ortheris.

— Moi ? Oh !

Mulvaney se leva d’un bond, et joignant l’action à la parole, dans le crépuscule pavana gravement devant nous sa divinité délabrée. Il reprit :

— Je chantais

Vous n’avez qu’à parler
Et vous serez madame Brallaghan,
Ne dites pas non,
Charmante Julie Callaghan.

Je ne reconnaissais pas ma voix en chantant. Et vrai ! c’était pitié de voir les femmes. Ces pauvres chéries étaient le visage contre terre. En passant devant la dernière je la vis crisper ses pauvres petits doigts les uns sur les autres comme si elle voulait me toucher les pieds. Aussi, par grande faveur, je lui posai sur la tête le pan de mon paletot rose, et m’éclipsai dans l’obscurité de l’autre côté du temple, où je tombai dans les bras d’un gros prêtre obèse. Je ne demandais qu’une chose, c’était de filer de là. Aussi je l’empoignai par son gras gosier et lui coupai la parole. « La sortie ! que je lui dis. Par où, espèce de gros païen ? – Oh ! qu’il fit. Vous n’êtes donc pas un dieu ? – Un homme, que je dis. Blanc, soldat, vulgaire soldat. Où est la porte de derrière ? – Par ici », que dit mon gros copain, en se coulant derrière un énorme dieu-taureau et plongeant dans un couloir. Alors je m’avisai que je devais avoir fait à ce temple une réputation miraculeuse pour les cinquante années à venir. « Pas si vite », que je dis. Et en clignant de l’œil je tendis mes deux mains. Le vieux brigand eut un sourire de père. Je l’empoignai par la peau du cou dans le cas où il aurait eu envie de me planter un coup de couteau en sourdine, et pour lui permettre de rassembler ses esprits je le fis galoper deux fois d’un bout à l’autre du couloir.