« Tenez-vous tranquille ! qu’il dit, en anglais ! – Voilà que tu parles raisonnablement, que je lui dis. Qu’est-ce que tu vas me donner pour ce si élégant palanquin que je n’ai pas eu le temps d’emporter ? – Je ne sais pas, qu’il dit. – Pas possible ? que je dis. Voyons, tu peux bien me payer mon billet de chemin de fer. Je suis loin de chez moi et je t’ai rendu service. » Les gars, c’est un bon métier que d’être prêtre. Le vieux type n’eut pas besoin d’aller chercher de l’argent à la banque. Comme je vous le prouverai subséquemment, il farfouilla dans les plis de ses vêtements et se mit à faire pleuvoir dans ma main des billets de dix roupies, des mohurs d’or anciens, et des roupies tant et si bien qu’elle ne pouvait plus les contenir.

— Tu mens ! dit Ortheris. Tu es fou ou bien tu as attrapé un coup de soleil. Un indigène ne donne jamais d’argent monnayé à moins qu’on ne le lui arrache. Ce n’est pas vrai.

— Alors mon mensonge et mon coup de soleil sont cachés sous cette motte de gazon là-bas, répliqua Mulvaney, sans sourciller, avec un signe de tête vers la brousse. Va, Ortheris mon fils, il y a plus de choses dans la nature que tes petites jambes ne t’ont jamais permis d’en voir. Quatre cent trente-quatre roupies d’après mon calcul, et aussi un gros et gras collier d’or que je lui ai emprunté comme souvenir.

— Et il te l’a donné pour tes beaux yeux ? fit Ortheris.

— Nous étions seuls dans ce couloir. Peut-être ai-je été un rien trop pressant, mais considère ce que j’avais fait pour le bien du temple et la joie éternelle de ces femmes. C’était bon marché à ce compte-là. Si j’en avais trouvé davantage je l’aurais pris. Mais je retournai le vieux dans tous les sens, il était à sec. Alors il ouvrit une porte qui donnait sur un autre couloir et je me trouvai barbotant jusqu’aux genoux dans l’eau du fleuve de Bénarès, et elle ne sent pas bon. À telles enseignes que j’avais débouché sur la berge du fleuve tout auprès des bûchers funéraires et tout contre un cadavre crépitant. C’était au cœur de la nuit, car j’étais resté quatre heures dans le temple. Il y avait là une foule de bateaux amarrés, j’en pris donc un et traversai le fleuve. Et puis, en me cachant pendant le jour, je suis revenu jusqu’ici.

— Comment diantre avez-vous fait ? demandai-je.

— Comment a fait sir Frédéric Roberts, pour aller de Kaboul à Kandahar ? Il a marché et il n’a jamais raconté à quel point il avait été près de succomber. C’est pourquoi il est ce qu’il est. Et maintenant (Mulvaney eut un bâillement prodigieux), maintenant je vais aller me livrer pour absence illégale. De toute façon ça me fera vingt-huit jours et une rude attrapade du colonel dans la salle des rapports. Mais ce n’est pas cher à ce prix-là.

— Mulvaney, insinuai-je, si vous avez par hasard une excuse quelconque que le colonel pourrait admettre plus ou moins, j’ai idée que cela se bornera au suif en question. Les nouvelles recrues sont arrivées, et…

— Pas un mot de plus, monsieur. Ce sont des excuses que désire le vieux ? Ce n’est pas mon genre, mais il les aura.

Et tout guilleret il se mit en route vers la caserne, chantant à plein gosier :

On envoya donc quatre hommes et un caporal,

Et ils me mirent en prison,

Pour conduite indigne d’un soldat.

Là-dessus il se rendit aux hommes de garde qui pleuraient presque de joie, et ses camarades lui firent une ovation. Quant au colonel, Mulvaney lui raconta qu’ayant attrapé un coup de soleil il était resté sans connaissance sur le lit d’un villageois durant un temps indéfini, et à force de rire et de bon vouloir l’affaire fut étouffée, si bien qu’il lui fut possible dès le lendemain d’enseigner aux nouvelles recrues à « craindre Dieu, honorer la Reine, tirer juste et se tenir propre ».

II
COMMENT MULVANEY ÉPOUSA DINA SHADD
(The Courting of Dina Shadd, 1890)

Tout le jour j’avais suivi pas à pas l’armée poursuivante, engagée dans l’une des plus belles batailles qui se soit jamais déroulée sur un terrain de manœuvres. Par la sagesse du gouvernement de l’Inde, trente mille hommes de troupe avaient été déversés sur quelques milliers de kilomètres carrés de pays pour pratiquer en temps de paix ce qu’ils n’eussent jamais essayé en temps de guerre. L’armée du Sud avait finalement percé le centre de l’armée du Nord et se coulait par la brèche, dare dare, pour s’emparer d’une ville d’importance stratégique.