Son front s’étendait en un éventail dont les branches étaient constituées par les régiments échelonnés le long de la ligne menant en arrière jusqu’aux colonnes du train divisionnaire et à tout l’impedimentum que traîne après elle une armée en campagne. À sa droite, la gauche enfoncée de l’armée Nord fuyait en débandade, pourchassée par la cavalerie Sud et pilonnée par les canons de l’armée Sud jusqu’au moment où ceux-ci, trop avancés, menacèrent de perdre le contact. Alors l’armée Nord en fuite s’assit à terre pour se reposer, tandis que le commandant des forces poursuivantes télégraphiait qu’il la tenait en échec et en observation.

Malheureusement il ne s’aperçut pas qu’à cinq kilomètres sur son flanc droit une colonne volante de cavalerie Nord, avec un détachement de Gourkhas et de troupes britanniques, s’avançaient en demi-cercle, aussi vite que le permettait le jour tombant, de façon à couper de ses derrières toute l’armée Sud, à casser, autrement dit, à l’endroit où elles convergeaient, toutes les branches de l’éventail, en s’attaquant au train de réserve, ravitaillements de munitions et d’artillerie. Cavaliers et fantassins avaient l’ordre de foncer, en évitant les quelques éclaireurs qui pourraient n’avoir pas été balayés par la poursuite, et de créer ainsi une émotion suffisante pour inculquer à l’armée Sud qu’avant de s’emparer des villes il sied de garder son flanc et ses derrières. Ce fut une jolie manœuvre, proprement exécutée.

Parlant ici pour la deuxième division de l’armée Sud, le premier indice que nous en eûmes se produisit au crépuscule. L’artillerie peinait alors dans le sable mou, et la majeure partie de l’escorte s’efforçait de la tirer de là, tandis que le gros de l’infanterie avait poussé de l’avant. Toute une arche de Noé d’éléphants, de chameaux, avec la ménagerie bigarrée d’un train des équipages indien brouillonnait à grands cris derrière les canons, lorsque surgit à l’improviste de l’infanterie britannique au nombre de trois compagnies, qui s’élancèrent à la tête des attelages de canons, et firent tout arrêter net parmi des jurons et des rires.

— Qu’en dites-vous, l’arbitre ? interrogea le major-général commandant l’attaque.

Et d’une seule voix les canonniers conducteurs et les canonniers d’avant-train répondirent : « Éliminé ! » tandis que le colonel de l’artillerie crachait son dépit.

— Tous vos éclaireurs sont au pouvoir de notre corps principal, dit le major. Vos flancs sont dégarnis sur un espace de trois kilomètres et demi. Je pense que nous avons cassé les reins à cette division. Et tenez ! voilà les Gourkhas !

Une fusillade lointaine partit de l’arrière-garde à près de deux kilomètres de distance, et fut accueillie par des hurlements de joie. Les Gourkhas, qui auraient dû passer au large de la deuxième division, lui avaient marché sur la queue dans l’obscurité, mais se dégageant ils se rabattirent en hâte sur la ligne la plus proche qui nous était presque parallèle, à une dizaine de kilomètres de distance.

Notre colonne ondula et s’avança, sans assurance… trois batteries, la réserve de munition divisionnaire, le bagage, et une section du corps médical et d’ambulanciers. À regret, le commandant promit de se déclarer « coupé » à l’arbitre le plus proche, et envoyant à Eblis sa cavalerie et toute autre cavalerie existante, poussa de l’avant pour reprendre contact avec le reste de la division.

— Nous bivouaquerons ici cette nuit, dit le major. J’ai idée que les Gourkhas vont se faire prendre. Ils auront peut-être besoin de nous pour se reformer. Repos jusqu’à ce que le train des équipages se soit éloigné.

Une main saisit ma monture par la bride et l’emmena hors de la poussière asphyxiante ; une autre main plus large m’enleva de ma selle, et deux des plus vastes mains du monde me reçurent quand je sautai à bas. Il est heureux pour un correspondant spécial de tomber entre des mains comme celles des soldats Mulvaney, Ortheris et Learoyd.

— Et voilà qui est parfait, dit l’Irlandais, calmement. Nous pensions bien vous trouver quelque part par ici. Y a-t-il quelque chose à vous dans les équipages ? Ortheris ira vous dénicher ça.

Ortheris me « dénicha ça » de dessous la trompe d’un éléphant, sous les espèces d’un domestique et d’un animal, tous deux chargés de secours médicaux.

Les yeux du petit homme étincelèrent.

— Si la brutale et licencieuse soldatesque de ces environs s’aperçoit du truc, dit Mulvaney, tout en faisant une experte investigation, tout sera barboté. Ces jours-ci les hommes sont nourris de limaille de fer et de biscuit de chien, mais la gloire ne compense pas le mal de ventre. Heureux encore que nous soyons ici pour vous protéger, monsieur. Bière, saucisse, pain (et frais, encore ! c’est une curiosité), soupe en boîte, whisky, d’après l’odeur, et volaille. Sainte Mère de Moïse, mais vous prenez le champ de bataille pour une boutique de confiseur ! C’est scandaleux.

— Voilà un officier, dit Ortheris, d’un ton significatif. Quand le sergent a fini de s’emplir, le simple troufion a le droit de torcher le plat.

J’eus le temps de fourrer plusieurs objets dans le havresac de Mulvaney avant que le major ne me posât sa main sur l’épaule, en disant affectueusement :

— Réquisitionné pour le service de la Reine. Wolseley se trompait complètement au sujet des correspondants spéciaux. Ce sont les meilleurs amis du militaire. Venez manger ce soir avec nous à la fortune du pot.

Et ce fut ainsi qu’au milieu des rires et des acclamations mes fournitures d’intendance, les bienvenues, s’évanouirent pour reparaître sur la table du mess, laquelle était une toile imperméable étalée sur le sol. La colonne volante avait pris avec elle trois jours de rations, et il y a peu de choses plus nauséabondes que les rations du gouvernement… surtout quand le gouvernement fait des expériences avec de la camelote allemande. De l’erbwurst (6), du bœuf en boîte, où domine le goût de boîte, des légumes comprimés et du biscuit de viande sont peut-être nourrissants, mais ce que veut Thomas Atkins, c’est d’avoir du volume dans la panse. Le major, assisté de ses collègues officiers, acheta des chèvres pour le camp, et rendit ainsi l’expérience inutile. Bien avant le retour de la corvée envoyée pour ramasser du bois sec, les hommes étaient installés auprès de leurs sacs, bouilloires et marmites avaient surgi du pays avoisinant, et se balançaient au-dessus des feux, tandis que le chevreau et les légumes comprimés mijotaient ensemble.