Depuis le hangar de paye de Dearsley jusqu’au cantonnement le chemin était étroit et raboteux, et, parcouru par trois porteurs de palanquin des plus inexpérimentés dont l’un avait le crâne fortement meurtri, il avait dû être pour eux un chemin de torture. Malgré cela je ne reconnaissais pas bien de quel droit les Trois Mousquetaires faisaient de moi un receleur.
— Je vous demande de l’entreposer, me dit Mulvaney quand il fut amené à examiner la question. Il n’y a pas de vol là-dedans. Dearsley nous a dit que nous pouvions l’avoir si nous nous battions. Jock s’est battu… oh ! monsieur, quand la bagarre était à son comble, et que Jock saignait comme un porc qu’on égorge, et que le petit Ortheris trépignait sur une jambe en mordant à grosses bouchées dans la montre de Dearsley, j’aurais donné ma place au combat pour que vous puissiez en voir une reprise. Comme je l’avais prévu, Dearsley choisit Jock et Jock lui causa de la déception. Durant neuf reprises ils firent match égal, et à la dixième… Mais revenons à ce palanquin. Il n’y a pas le moindre ennui à craindre, sans quoi nous ne l’aurions pas amené ici. Vous devez comprendre que la Reine… Dieu la bénisse !… n’ira jamais supposer qu’un simple soldat détient dans la caserne des éléphants, des palanquins et autres semblables. Après que nous l’eûmes traîné de chez Dearsley ici à travers cette cruelle brousse qui faillit abattre le courage d’Ortheris, nous le déposâmes pour la nuit dans le ravin ; et un brigand de porc-épic et une civette et un chacal se nichèrent dedans, comme bien nous nous en aperçûmes au matin. Dites-moi, monsieur, est-ce qu’un élégant palanquin, digne d’une princesse, est fait pour devenir le gîte de toute la vermine de la garnison ? Nous l’avons apporté chez vous, le soir venu, et mis dans votre écurie. N’ayez pas de remords de conscience. Pensez plutôt à ces hommes qui se réjouissent dans le hangar de paye là-bas… en regardant le Dearsley sa tête enveloppée d’une serviette… et se disant bien qu’ils peuvent recevoir leur paye chaque mois sans retenues pour la loterie. Indirectement, monsieur, vous avez délivré d’un détrousseur sans scrupule toute la population d’un village de paysans. Et d’ailleurs, est-ce que je vais laisser cette chaise à porteurs nous pourrir sur les bras ?
Certes non. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre sur le marché un pur joyau comme celui-ci. Il n’y a pas un roi dans les soixante-dix kilomètres à la ronde (il désigna de la main le tour de l’horizon poudreux), pas un roi qui ne serait heureux de l’acheter. Moi-même un jour que j’en aurai le loisir, je l’emmènerai par la route pour m’en défaire.
— Comment cela ? demandai-je.
— Je m’en irai dedans, comme de juste, et je tiendrai l’œil aux aguets entre les rideaux. Quand je verrai un homme appartenant à la croyance indigène, je descendrai en rougissant de mon baldaquin, et lui dirai : « Acheter un palanquin toi, espèce de gourde de négro ? » Mais il me faudra d’abord louer quatre hommes pour me porter ; et ça c’est impossible jusqu’à la prochaine paye.
Chose curieuse, tandis que Learoyd, qui avait combattu pour obtenir la récompense, et à qui sa victoire avait procuré le plus grand plaisir de sa vie, était tout disposé à la sous-estimer, Ortheris disait carrément qu’il vaudrait mieux se séparer de l’objet. Dearsley, raisonnait-il, en dépit de ses magnifiques qualités de lutteur, pourrait bien être un homme à double face, capable de mettre en mouvement l’appareil de la justice civile, chose fort redoutée du militaire. En tout cas la plaisanterie était terminée ; la prochaine paye était proche, où il y aurait de la bière à discrétion. Pourquoi donc garder plus longtemps ce palanquin peinturluré ?
— Tu es un fusilier de première classe et un solide petit gars pour ta taille, lui dit Mulvaney. Mais ta cervelle n’a jamais valu mieux qu’un œuf mollet. C’est moi qui ai à rester éveillé des nuits à réfléchir et faire des plans pour vous trois. Ortheris, mon fils, ce n’est pas quelques décalitres de bière qu’il y a dans cette chaise à porteurs… ni même des hectolitres… mais des tonneaux et des muids et des wagons-foudres.
En attendant, le palanquin restait dans mon écurie, dont la clef était entre les mains de Mulvaney.
La paye arriva, et avec elle la bière. On ne pouvait humainement espérer que Mulvaney, desséché par quatre semaines d’aridité, serait capable d’éviter les excès. Le lendemain matin il avait disparu ainsi que le palanquin. Il avait pris le soin d’obtenir trois jours de permission « pour aller voir un ami sur le chemin de fer », et le colonel, sachant bien que la crise annuelle était proche, et dans l’espoir qu’elle épuiserait sa force au-delà des limites de sa juridiction, lui accorda de bon cœur tout ce qu’il demandait.
C’est là que s’arrêtait l’histoire de Mulvaney, telle que je l’entendis dans la salle du mess.
Ortheris ne la mena pas beaucoup plus loin.
— Non, il n’était pas saoul, me dit loyalement le petit homme. La boisson ne faisait encore que commencer à s’infiltrer en lui ; mais avant de partir il s’en alla remplir de bouteilles tout ce sacré palanquin. Il est parti après avoir loué six hommes pour le porter, et je dus l’aider à entrer dans sa couche nuptiale, parce qu’il ne voulait plus entendre raison.
1 comment