Mais l’un d’eux… très noir de cheveux, et qu’il ne faut pas confondre avec le petit, ni avec le gros qui se battait… cet homme, nous l’affirmons, courut sur nous, et de nous il en embrassa de dix à cinquante dans ses deux bras, et leur cogna les têtes l’une contre l’autre, si bien que notre foie se changea en eau, et que nous nous enfuîmes. Il n’est pas bon de se mêler des combats entre hommes blancs. Après quoi Dearsley Sahib tomba et ne se releva pas, ces hommes lui sautèrent sur le ventre et le dépouillèrent de tout son argent, et tentèrent de mettre le feu au hangar de paye, et se retirèrent. Est-il vrai que Dearsley Sahib ne porte pas plainte de ce qu’on lui a fait ces choses-là ? Nous avions perdu connaissance de peur, et ne nous rappelons pas du tout. Il n’y avait pas de palanquin auprès du hangar. Que savons-nous des palanquins ? Est-il vrai que Dearsley Sahib ne reviendra pas ici de dix jours, à cause de son indisposition ? C’est la faute de ces méchants hommes en habit rouge, qu’on devrait punir sévèrement ; car Dearsley Sahib est notre père et notre mère, et nous l’aimons beaucoup. Mais si Dearsley Sahib ne revient pas du tout ici, nous dirons la vérité. Il y avait un palanquin, pour l’entretien duquel nous étions forces de payer les neuf dixièmes de notre salaire mensuel. Moyennant ces exactions Dearsley Sahib nous autorisait à lui rendre hommage devant le palanquin. Que pouvions-nous faire ? nous n’étions que de pauvres gens. Il prenait une bonne moitié de notre salaire. Est-ce que le gouvernement va nous restituer cet argent ? Ces trois hommes en habits rouges prirent le palanquin sur leurs épaules et s’en allèrent. Tout l’argent que Dearsley Sahib nous avait pris était dans les coussins de ce palanquin. C’est pourquoi ils l’ont volé. Des milliers de roupies qu’il y avait… tout notre argent. C’était notre tirelire, et pour la remplir nous donnions volontiers à Dearsley Sahib trois septièmes de notre salaire mensuel. Pourquoi l’homme blanc nous regarde-t-il d’un œil désapprobateur ? Dieu nous en soit témoin, il y avait un palanquin, et maintenant il n’y a plus de palanquin ; et si on envoie la police ici pour faire une enquête, nous ne pourrons dire qu’une chose, c’est qu’il n’y a plus de palanquin. Pourquoi y aurait-il un palanquin près de ces chantiers ? Nous sommes de pauvres gens, et nous ne savons rien.
Telle est la très simple version de la très simple histoire concernant le raid sur Dearsley. C’est de la bouche des coolies que je la tiens. Dearsley lui-même n’était pas en état de rien dire, et Mulvaney gardait un silence opaque, qu’il n’interrompait de temps à autre que pour se pourlécher les lèvres. Il avait vu un combat si splendide qu’il en avait perdu jusqu’à la faculté de parler. Je respectai cette réserve jusqu’au moment où, trois jours après l’affaire, je découvris dans une écurie désaffectée de mon logement un palanquin d’une splendeur inégalable… évidemment autrefois la litière d’une reine. La perche au moyen de laquelle il se balançait entre les épaules des porteurs était enrichie d’un papier-mâché décoré de Cachemire. Les coussins d’épaule étaient de soie jaune. Sur les panneaux en cèdre laqué de la litière elle-même, resplendissaient les amours des dieux et des déesses du panthéon hindou. Les portes à coulisses en cèdre étaient pourvues de fuseaux en émail translucide de Jaypore et glissaient dans des rainures ferrées d’argent. Les coussins étaient en brocart de soie de Delhi, et les ors raidissaient les rideaux qui cachaient jadis à tous les regards la beauté du palais royal. Un examen plus minutieux me montra que l’appareil tout entier était de toutes parts éraillé et terni par le temps et l’usage ; mais même dans cet état il était suffisamment splendide pour mériter de prendre place sur le seuil d’un zenana (3) royal. Je ne lui trouvai aucun défaut, si ce n’est qu’il se trouvait dans mon écurie. Mais, essayant de le soulever par la perche d’épaule ferrée d’argent, je me mis à rire.
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