Parfois, je croyais ma force et mon activité
doublées; il me semblait tout savoir, tout comprendre;
l'imagination m'apportait des délices infinies. En
recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il
regretter de les avoir perdues?...
Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui
se rapportent à la première. - Une dame que j'avais aimée
longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était
perdue pour moi. Peu importe les circonstances de cet événement qui
devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut
chercher dans ses souvenirs l'émotion la plus navrante, le coup
le plus terrible frappé sur l'âme par le destin; il faut alors
se résoudre à mourir ou à vivre: - je dirai plus tard pourquoi je
n'ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j'aimais,
coupable d'une faute dont je n'espérais plus le pardon, il
ne me restait qu'à me jeter dans les enivrements vulgaires;
j'affectai la joie et l'insouciance, je courus le monde,
follement épris de la variété et du caprice; j'aimais surtout
les costumes et les moeurs bizarres des populations lointaines, il
me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du
mal; les termes, pour ainsi dire, de ce qui est sentiment
pour nous autres Français. - Quelle folie, me disais-je,
d'aimer ainsi d'un amour platonique une femme qui ne vous
aime plus. Ceci est la faute de mes lectures; j'ai pris au
sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou
une Béatrix d'une personne ordinaire de notre siècle... Passons
à d'autres intrigues, et celle-là sera vite oubliée. -
L'étourdissement d'un joyeux carnaval dans une ville
d'Italie chassa toutes mes idées mélancoliques. J'étais si
heureux du soulagement que j'éprouvais, que je faisais part de
ma joie à tous mes amis, et dans mes lettres, je leur donnais pour
l'état constant de mon esprit, ce qui n'était que
surexcitation fiévreuse.
Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande
renommée qui me prit en amitié et qui, habituée à plaire et à
éblouir, m'entraîna sans peine dans le cercle de ses
admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle
et pleine d'un charme dont tous éprouvaient l'atteinte, je
me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder
un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon coeur
capable d'un amour nouveau!... J'empruntais, dans cet
enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps
auparavant, m'avaient servi pour peindre un amour véritable et
longtemps éprouvé. La lettre partie, j'aurais voulu la retenir,
et j'allai rêver dans la solitude à ce qui me semblait une
profanation de mes souvenirs.
Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille.
La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en
manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J'avais
franchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments que l'on
peut concevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle
m'avoua que je l'étonnais tout en la rendant fière.
J'essayai de la convaincre; mais quoi que je voulusse lui dire,
je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon
style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je
m'étais trompé moi-même en l'abusant. Mes confidences
attendries eurent pourtant quelque charme, et une amitié plus forte
dans sa douceur succéda à de vaines protestations de tendresse.
Chapitre 2
Plus tard, je la rencontrai dans une autre ville où se trouvait
la dame que j'aimais toujours sans espoir. Un hasard les fit
connaître l'une à l'autre, et la première eut occasion,
sans doute, d'attendrir à mon égard celle qui m'avait exilé
de son coeur. De sorte qu'un jour, me trouvant dans une société
dont elle faisait partie, je la vis venir à moi et me tendre la
main. Comment interpréter cette démarche et le regard profond et
triste dont elle accompagna son salut? J'y crus voir le pardon
du passé; l'accent divin de la pitié donnait aux simples
paroles qu'elle m'adressa une valeur inexprimable, comme si
quelque chose de la religion se mêlait aux douceurs d'un amour
jusque-là profane, et lui imprimait le caractère de
l'éternité.
Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais je
pris aussitôt la résolution de n'y rester que peu de jours et
de revenir près de mes deux amies. La joie et l'impatience me
donnèrent alors une sorte d'étourdissement qui se compliquait
du soin des affaires que j'avais à terminer. Un soir, vers
minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure,
lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro
d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de
mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une
femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les
traits d'Aurélia. Je me dis: c'est sa mort ou la
mienne qui m'est annoncée! Mais je ne sais pourquoi j'en
restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée,
que ce devait être le lendemain à la même heure.
Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée.
J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles,
dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la
conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai
avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes
anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons
continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement
monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosine. - Je passai
dans une autre salle où avaient lieu des conférences
philosophiques.
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