J'y pris part quelque temps, puis j'en
sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux
escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés.
Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et en
traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un
spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, - homme ou
femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de
l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais.
Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la
cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits
et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré
de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets
changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il
ressemblait à l'Ange de la Mélancolie, d'Albrecht
Dürer. Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi,
qui me réveillèrent en sursaut.
Le jour suivant, je me hâtai d'aller voir tous mes amis. Je
leur faisais mentalement mes adieux, et sans leur rien dire de ce
qui m'occupait l'esprit, je dissertais chaleureusement sur
des sujets mystiques; je les étonnais par une éloquence
particulière, il me semblait que je savais tout, et que les
mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes.
Le soir, lorsque l'heure fatale semblait s'approcher je
dissertais avec deux amis, à la table d'un cercle, sur la
peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la
génération des couleurs et le sens des nombres. L'un d'eux,
nommé Paul ***, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis que
je ne rentrais pas. "Où vas-tu? me dit-il. - Vers
l'Orient!" Et pendant qu'il m'accompagnait, je
me mis à chercher dans le ciel une Etoile, que je croyais
connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée.
L'ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues
dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour
ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir
l'étoile jusqu'au moment où la mort devait me frapper.
Arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller
plus loin. Il me semblait que mon ami déployait une force
surhumaine pour me faire changer de place; il grandissait à mes
yeux et prenait les traits d'un apôtre. Je croyais voir le lieu
où nous étions s'élever, et perdre les formes que lui donnait
sa configuration urbaine; - sur une colline, entourée de vastes
solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme
une tentation biblique. - "Non! disais-je, je n'appartiens
pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m'attendent.
Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi
les rejoindre, car celle que j'aime leur appartient, et
c'est là que nous devons nous retrouver!"
Chapitre 3
Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai
l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce
moment, tout prenait parfois un aspect double, - et cela, sans que
le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire
perdit les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement
mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que
l'on appelle illusion, selon la raison humaine...
Cette idée m'est revenue bien des fois que dans certains
moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur
s'incarnait tout à coup en la forme d'une personne
ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur nous, sans que
cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir.
Mon ami m'avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me
croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche
calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en
route dans la direction de l'étoile sur laquelle je ne cessais
de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont
je croyais me souvenir comme l'ayant entendu dans quelque autre
existence, et qui me remplissait d'une joie ineffable. En même
temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais
autour de moi. La route semblait s'élever toujours et
l'étoile s'agrandir. Puis, je restai les bras étendus,
attendant le moment où l'âme allait se séparer du corps,
attirée magnétiquement dans le rayon de l'étoile. Alors je
sentis un frisson; le regret de la terre et de ceux que j'y
aimais me saisit au coeur, et je suppliai si ardemment en moi-même
l'Esprit qui m'attirait à lui, qu'il me sembla que je
redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m'entourait; -
j'avais alors l'idée que j'étais devenu très grand, -
et que tout inondé de forces électriques, j'allais renverser
tout ce qui m'approchait. Il y avait quelque chose de comique
dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des
soldats qui m'avaient recueilli.
Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est
d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves
circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je
crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de
décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions
insensées peut-être, ou vulgairement maladives... Etendu sur un lit
de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir en mille
aspects de magnificences inouïes. Le destin de l'Ame délivrée
semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret
d'avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit
sur la terre que j'allais quitter... D'immenses cercles se
traçaient dans l'infini, comme les orbes que forme l'eau
troublée par la chute d'un corps. Chaque région peuplée de
figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à
tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les
masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait
enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel
d'Asie.
Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde
a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce
qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp,
j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un
inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même
salle.
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