Autant en emporte le vent

 

 

 

MARGARET MITCHELL

 

 

 

AUTANT EN EMPORTE LE VENT

 

 

Traduit de l’anglais par Pierre François Caillé

 

 

 

 

Éditions GALLIMARD


 

NOTE

Gone with the wind, que nous présentons aujourdhui sous le titre Autant en emporte le vent, a remporté aux États-Unis un succès sans précédent. Cet ouvrage, dont lédition américaine compte plus de mille pages, a paru en juin 1936 ; à la Noël de la même année, un million dexemplaires en avaient été vendus. Lauteur, Margaret Mitchell, est née en Atlanta, Géorgie, dune famille depuis bien longtemps établie dans le sud des États-Unis, elle compte des planteurs, des notaires, des médecins, des ministres du culte méthodiste.

Après des études de médecine interrompues par la mort de sa mère, Margaret Mitchell se consacra au journalisme dans sa ville natale. Un accident à la cheville lobligea à mener une vie plus retirée, et son mari, John Marsh, lui suggéra décrire un livre. Gone with the wind fut écrit en trois ans de travail ininterrompu ; mais il nest pas exagéré de dire que lauteur mit sept ans à le concevoir et à le réaliser.

Toute lenfance de lauteur avait été bercée des récits de la guerre de Sécession dont bien des traces sont encore visibles en Géorgie ; mais ce nest quà lâge de dix ans que la petite fille comprit que les Sudistes avaient été vaincus, et cette découverte la bouleversa. Ce fait et quelques autres incidents de son enfance déterminèrent tout naturellement Margaret Mitchell à placer dans un cadre et à une époque qui lui étaient familiers un roman dont la profondeur et la tendresse ont bouleversé lAmérique.

 


 

À J. R. M.

 


 

PREMIÈRE PARTIE

 


 

I

Scarlett O’Hara n’était pas d’une beauté classique, mais les hommes ne s’en apercevaient guère quand, à l’exemple des jumeaux Tarleton, ils étaient captifs de son charme. Sur son visage se heurtaient avec trop de netteté les traits délicats de sa mère, une aristocrate du littoral, de descendance française, et les traits lourds de son père, un Irlandais au teint fleuri. Elle n’en avait pas moins une figure attirante, avec son menton pointu et ses mâchoires fortes. Ses yeux, légèrement bridés et frangés de cils drus, étaient de couleur vert pâle sans la moindre tache noisette. Ses sourcils épais et noirs traçaient une oblique inattendue sur sa peau d’un blanc de magnolia, cette peau à laquelle les femmes du Sud attachaient tant de prix et qu’elles défendaient avec tant de soins, à l’aide de capelines, de voiles et de mitaines, contre les ardeurs du soleil de Géorgie.

En ce radieux après-midi d’avril 1861, Scarlett O’Hara était assise entre Stuart et Brent Tarleton sous la véranda fraîche et ombreuse de Tara, la plantation de son père, et offrait une image ravissante. Les onze mètres de sa nouvelle robe de mousseline verte à fleurs bouffaient sur les cerceaux de sa crinoline et leur teint s’harmonisait parfaitement avec celle des sandales de maroquin vert à talons plats que son père lui avait rapportées depuis peu d’Atlanta. La robe dégageait à ravir la taille la plus fine de trois comtés et son corsage très ajusté moulait une poitrine bien formée pour une jeune fille de seize ans. Malgré la façon pudique dont elle avait étalé ses jupes, malgré l’air réservé que lui donnaient ses cheveux lisses, ramenés en chignon, malgré l’immobilité de ses petites mains blanches croisées sur son giron, Scarlett avait peine à dissimuler sa véritable nature. Dans son visage, empreint d’une expression de douceur minutieusement étudiée, ses yeux verts, frondeurs, autoritaires, pleins de vie, ne correspondaient en rien à son attitude compassée. Elle devait ses bonnes manières aux réprimandes affectueuses de sa mère et à la discipline plus rigoureuse de sa mama[1], mais ses yeux étaient bien à elle.

De chaque côté d’elle, les jumeaux se prélassaient dans leurs fauteuils et, tout en riant et en bavardant, s’amusaient à regarder le soleil à travers leurs verres remplis de menthe. Ils avaient négligemment croisé leurs longues et lourdes jambes de cavaliers bottées jusqu’aux genoux. Âgés de dix-neuf ans, hauts de six pieds deux pouces, les membres allongés et les muscles durs, le teint bronzé, les cheveux roux foncé, le regard enjoué et arrogant, vêtus de vestes bleues identiques et de culottes moutarde, ils se ressemblaient autant que deux balles de coton peuvent se ressembler.

Dehors le soleil déclinant envahissait le jardin et illuminait les cornouillers dont les fleurs blanches se détachaient en masses compactes sur un fond vert tendre. Les chevaux des jumeaux étaient attachés dans l’allée. C’étaient des bêtes robustes à la robe aussi rousse que la chevelure de leurs maîtres. Auprès d’eux, se disputaient les chiens maigres et nerveux qui suivaient partout Stuart et Brent. Un peu à l’écart, ainsi qu’il convenait à un aristocrate, un dalmate moucheté de noir était couché, le museau sur les pattes, et attendait patiemment que les garçons rentrassent dîner chez eux.

Entre les chiens, les chevaux et les jumeaux existait une parenté bien plus profonde que celle établie par une fréquentation constante. Jeunes animaux insouciants, pleins de grâce et de fougue, ils débordaient tous de santé. Les garçons étaient vifs et ombrageux comme leurs montures, mais doux et dociles quand on savait les prendre.

Bien que les trois jeunes gens assis sous la véranda eussent été servis dès leur plus tendre enfance par des esclaves à genoux devant eux, bien qu’ils fussent habitués à la vie facile des planteurs, rien dans leur physionomie n’indiquait la mollesse ou l’indolence. Ils avaient la robustesse et la vivacité des gens de la campagne qui ont passé toute leur existence au grand air et s’embarrassent fort peu des fadaises contenues dans les livres. La vie en Géorgie du Nord, dans le comté de Clayton, était encore fruste et, selon les principes en vigueur à Augusta, à Savannah et à Charleston, elle était même un peu primitive. Les Sudistes des régions plus paisibles et plus anciennes considéraient d’un œil ironique les Géorgiens des hautes terres, mais là, en Géorgie du Nord, peu importait qu’on ignorât les raffinements de la culture classique pourvu qu’on se montrât à la hauteur quand les choses en valaient la peine ; or, faire pousser du coton de bonne qualité, bien monter à cheval, bien tirer au fusil ou au pistolet, bien danser, savoir tenir compagnie aux dames et boire en homme du monde, en gentleman, c’était surtout cela qui comptait. Sous tous ces rapports, les jumeaux étaient des garçons accomplis et ils se faisaient également remarquer par leur incapacité notoire à se plonger dans l’étude d’un livre. Leurs parents étaient les personnes les plus riches du comté, c’étaient eux qui possédaient le plus grand nombre de chevaux et d’esclaves, mais les deux jeunes gens étaient moins forts en grammaire que la plupart des paysans pauvres du voisinage.

C’était précisément pour cette raison qu’en cet après-midi d’avril Stuart et Brent paressaient sous la véranda de Tara. Ils venaient d’être renvoyés de l’Université de Géorgie, le quatrième établissement de ce genre qui, en deux ans, les avait expulsés. Tom et Boyd, leurs frères aînés, étaient partis avec eux, car ils ne voulaient pas rester dans un endroit où l’on traitait si mal les deux jumeaux. Stuart et Brent considéraient leur dernière mésaventure comme une excellente plaisanterie et Scarlett, qui n’avait pas souvent ouvert un livre depuis qu’elle avait quitté, l’année précédente, l’Académie féminine de Fayetteville, prenait la chose aussi gaiement qu’eux.

— » Je sais que vous deux et Tom vous vous moquez pas mal d’avoir été mis à la porte, dit-elle. Mais Boyd ? Il a envie de faire des études, lui, et vous l’avez obligé à quitter l’Université de Virginie, celle d’Alabama, celle de Caroline du Sud et maintenant celle de Géorgie. À ce train-là, il ne finira jamais.

— Oh ! Il pourra refaire son droit dans le cabinet du juge Parmalee, répondit Brent avec nonchalance. D’ailleurs ça n’a pas grande importance. De toute manière il aurait fallu que nous rentrions à la maison avant la fin de l’année scolaire.

— Pourquoi ?

— La guerre, petite dinde ! La guerre va éclater d’un jour à l’autre, et tu ne penses tout de même pas que l’un de nous aurait pu rester à l’Université à la veille d’une guerre, hein ?

— Vous savez bien qu’il n’y aura pas de guerre, fit Scarlett, agacée.